Avez-vous déjà essayé de comprendre d’où venaient vos savoir-faire ? Où avez-vous appris les compétences que vous utilisez aujourd’hui ? Quelles ont été les circonstances et les personnes déterminantes dans l’apprentissage de telle ou telle technique ?
Je voudrais partager ici sous une forme un peu personnelle, l’analyse que j’ai faite pour mon propre compte en tirant quelques conclusions qui je l’espère, pourront vous être utiles.
Apprendre par l’observation
Mon père était un artisan ébéniste très doué, capable de réaliser avec ses mains tout ce qu’il voulait. Enfant, j’aimais aller dans son atelier, humer la bonne odeur du bois fraichement scié, l’observer raboter, tourner, ou fraiser des morceaux de bois pour en faire des pieds de chaise ou des portes de buffet.
Quand j’ai eu onze ans mes parents ont acheté une vieille maison. Pendant cinq ans, tous les week-ends, j’ai dû aider mon père à la rénover de fond en comble. Même si à cette époque, j’aurais souvent préféré faire autre chose, j’ai compris plus tard, que j’avais appris pratiquement tous les gestes de base des métiers du bâtiment. Monter un mur en pierre, enduire, poser de la faïence, réaliser un réseau électrique, souder, installer une cuisine, autant de gestes auxquels j’ai assisté, contribué et que j’ai finalement appris. Bien plus tard, lorsque j’ai moi-même acheté une vieille maison à rénover, j’ai compris que je savais faire.
L’apprentissage par l’observation participative est sans doute le moyen le plus indolore pour acquérir des connaissances. Cette approche à la base du compagnonnage, abandonnée dans l’école du 20ème siècle, renait fort heureusement aujourd’hui avec les tutos Youtube.
Apprendre par la répétition
J’ai sans doute eu un des pires professeurs d’anglais qui soit, durant mes quatre années de collège. Pourtant, je lui dois une chose essentielle: la maîtrise des verbes irréguliers et des conjugaisons à tous les temps. Pendant 4 ans, il nous a fait répéter des milliers de fois ces fameuses tables de conjugaisons.
En première, mon prof de français était un stakhanoviste de l’analyse de texte et du résumé. J’en ai bavé, mais je lui dois une des compétences que je n’ai cessé d’utiliser tout au long de ma carrière.
En classe préparatoire, j’ai passé des milliers d’heures à faire et refaire des exercices de math, démontrer des théorèmes, calculer des limites de suites géométriques et des intégrales triples. J’ai fini par y prendre beaucoup de plaisir, et en faire mon métier pendant 15 ans.
A l’âge adulte, j’ai appris le chinois en 6 mois avec deux professeurs qui se relayaient pour me l’enseigner en cours particuliers journaliers. Pendant 2 heures et de façon mécanique, elles me faisaient répéter les 4 tons et le vocabulaire jusqu’à l’épuisement. C’était une torture, mais le résultat est là.
D’abord ennuyeuse, puis fatigante, la répétition devient enfin plaisante quand on atteint la fluidité. Ceci est valable pour les langues, les mathématiques, la musique (mais là je n’ai jamais réussi !), la danse (là non plus, mais je n’ai pas répété beaucoup!), le geste sportif, la peinture, la sculpture et au final toute activité intellectuelle ou manuelle.
Apprendre par l’engagement
A quatorze ans, je suis devenu le trésorier du club d’athlétisme de mon village. Il y avait une pénurie de bénévoles et le club était en danger. Je voulais continuer à courir et je me suis donc engagé sans rien connaître à la comptabilité. Je savais que je pourrais compter sur ma grand-mère, professeur de mathématiques et trésorière d’association pour m’aider. Sur ce sujet, j’ai plus appris de cette expérience qu’au cours de toute ma scolarité.
A 18 ans, j’ai été élu, après avoir été candidat, comme représentant des lycéens dans un mouvement national. Une fois au conseil d’administration, je me suis porté volontaire pour m’occuper du magazine de ce mouvement. J’ai appris le rôle de rédacteur en chef, la relation avec l’imprimeur, la mise en page (c’est à ce moment que j’ai appris à utiliser un ordinateur pour la première fois - c’était en 1983 !).
A 25 ans, tout juste arrivé à Taïwan pour 16 mois, et alors que je m’étais juré de ne prendre aucun engagement associatif, on m’a proposé la direction d’un groupe de jeunes (“fellowship”) dans une église anglophone de Taipei. En un an, après avoir structuré une équipe de responsables et mis sur pied un programme dynamique, le groupe est passé de 40 à 180 participants. C’est là que j’ai appris le leadership, l’animation de réunions interculturelles en anglais, les bases de la culture américaine et bien d’autres choses encore.
S’engager dans une responsabilité qui nous dépasse, c’est se donner une formidable occasion d’apprendre en faisant, d’innover sans le savoir, d’exercer le bon sens, et de gagner de la confiance.
Apprendre en étant poussé dans la piscine
A 17 ans, friand de découvrir le monde, je m’inscris à un camp international de jeunes en Allemagne. Nous sommes 8 jeunes francophones et un animateur adulte belge. Beaucoup d’entre nous parlent mal l’anglais, mais ce n’est pas grave car il est prévu une traduction simultanée.
Une fois sur place, nous découvrons qu’il n’y a pas de traducteurs pour le français, car nous sommes trop peu nombreux. Avec l’animateur belge, je suis le seul qui me débrouille à peu près en anglais. Je vais donc devoir partager la charge de faire l’interprétation simultanée. Je suis mort de trouille mais je n’ai pas le choix. Je sors des 5 jours épuisé, mais heureux d’avoir réussi. Mon anglais et ma confiance ont beaucoup progressé à cette occasion.
Il faut parfois être poussé pour pouvoir apprendre, car seul nous n’aurions pas osé. De même, il faut discerner quand il faut pousser les autres pour leur offrir cette chance sans les détruire.
Apprendre en passant à l’échelle
A 26 ans, je suis devenu chef scout sans jamais avoir fait de scoutisme avant. J’ai dû apprendre rapidement les bases tant techniques que culturelles de ce monde, en tant que second d’un chef expérimenté qui m’a transmis son savoir. Puis je suis devenu chef de troupe. Y ayant pris goût, je suis devenu chef de région, et pas de n’importe laquelle (Ile de France), avant d’intégrer le bureau national et de devenir secrétaire.
L’activité que je préférais, c’était l’organisation de grands jeux: jeux de pistes, jeux de l’oie, chasses au trésor, jeux olympiques, batailles navales (l’image en tête de cet article est le plateau de jeu créé pour une bataille navale avec 400 jeunes). L’apprentissage par la méthode “essais et erreurs” est particulièrement efficace avec les enfants qui ne tolèrent aucune approximation. Chaque erreur de conception ou d’animation d’un jeu se paye cash et la mesure corrective est automatiquement intégrée dans le jeu suivant. Après avoir maîtrisé les jeux pour 20 ou 30 jeunes dans la troupe, il a fallu passer aux jeux pour 300 au niveau régional puis 1500 au niveau national. J’ai dû apprendre les paramètres de réussite ou d’échec qui varient avec le nombre ! et ils sont nombreux !
Comme il n’est pas possible de faire de répétition pour un jeu avec plus de 1000 jeunes et qu’il n’est pas possible non plus d’échouer massivement, car cela devient vite ingérable, j’ai appris à ce moment là, la technique de la répétition mentale. C’est un formidable outil que j’utilise aujourd’hui dans beaucoup de situations professionnelles et personnelles. Il s’agit de visualiser avant le déroulement réel, tout ce qui peut se passer mal et le corriger par avance. En faisant cela plusieurs fois et à plusieurs, on parvient à pratiquement éliminer tous les dysfonctionnements majeurs.
L’expérience consiste à apprendre de situations qui se répètent, et qui se complexifient au fur et à mesure.
Apprendre auprès d’un leader
A quarante ans, un ami pasteur m’a lancé le défi de le rejoindre pour fonder une nouvelle église, en partant de zéro. C’est sans doute, la plus formidable aventure de ma vie et une des plus apprenantes. En moins de 10 ans, nous sommes passés de 10 à 100 participants aux offices, et du salon du pasteur à un bâtiment neuf de 500 m² que nous avons construit. C’est le genre de projet qui nécessite un leader, et une équipe soudée. J’y ai appris la prise de décision collégiale, la vision stratégique, la façon progressive de structurer une gouvernance en gardant l’adhésion du groupe. J’y ai aussi appris à garder toutes les options ouvertes tant qu’il n’y a pas d’indications claires de “dead end”.
Suivre un leader, apprendre à ses côtés, c’est la meilleure façon d’apprendre ce qui ne se trouve pas dans les livres, ce qui ne s’apprend qu’en se vivant.
Apprendre en faisant un pas dans l’inconnu
Quelques mois après mon embauche au CNRS au début des années 90, mon patron organise un workshop international réunissant les 50 meilleurs experts mondiaux du sujet pour lequel il m’a embauché. Il me propose alors de faire la conférence d’ouverture, le classique “review paper” qui fait l’état de l’art de la discipline. En gros, je vais devoir synthétiser devant les experts mondiaux leur sujet de prédilection, alors que je débute. J’ai 2 mois pour préparer, mais je suis assez fou pour accepter.
Je commence mon exposé par un proverbe chinois qui dit “on n’apprend pas à un vieux bucheron à manier une hache”, espérant ainsi me dédouaner de ma naïveté. Au final, tout se passe bien et les experts enthousiastes m’invitent dans leurs labos, que je visite dans les mois suivants. Je gagne ainsi plusieurs mois dans mes recherches. Je serai pendant 6 ans le spécialiste du “review paper” de la discipline et mes articles sont encore aujourd’hui cités en référence d’introduction sur le sujet.
En 2001, cela fait 15 ans que je fais de la physique dans un labo et j’ai l’impression d’avoir fait le tour de ce que je peux apprendre. Je souhaite changer de métier, mais je me rends compte que ce n’est pas simple, car après 15 ans, j’ai une grosse étiquette dans le dos. Grâce à une mutation interne, je décroche un poste de représentation en région pour le CEA. Je suis détaché auprès de l’Anvar (qui est devenue Oseo, qui est devenue bpifrance).
Le 31 octobre je quitte mon labo. Le 2 novembre j’arrive à l’Anvar et le 3, je suis dans une startup pour traiter son dossier de financement de l’innovation. Jamais je n’ai éprouvé autant que ce jour-là le syndrome de l’imposteur. Une seule posture s’impose: écouter humblement et apprendre vite. Il y a 3 mois inconfortables à passer.
Oser faire quelque chose pour lequel on n’est pas légitime, est une formidable occasion d’apprendre. C’est certes très risqué, mais quand on réussit, c’est un formidable accélérateur.
Qu’en tirer en tant que manager ?
Je suis désolé de vous avoir raconté ma vie. Je l’ai fait pour illustrer concrètement que les choses les plus importantes ne s’apprennent pas qu’à l’école et souvent s’apprennent en dehors du travail.
La qualité d’un manager est de savoir discerner tous ces apprentissages chez lui et chez les personnes qu’il manage et de savoir en tirer les leçons.
Le rôle le plus important d’un manager est de faire grandir les personnes sous sa responsabilité. Les quelques moyens détournés d’apprentissage décrits ici sont de formidables outils de management:
prendre quelqu’un avec soi pour lui permettre d’observer et d’apprendre lorsqu’il débute
faire répéter plusieurs fois une tâche lorsqu’elle n’est pas bien réalisée plutôt que la confier à quelqu’un d’autre
répondre favorablement aux volontaires qui se proposent pour des tâches qui paraissent au dessus de leur qualification
pousser quelqu’un vers une tâche qu’il n’a jamais accomplie avant, même si elle lui paraît insurmontable. (attention, cela demande beaucoup de discernement, car il est aussi possible de détruire quelqu’un en le mettant en situation d’échec. Il faut donc anticiper qu’il ou elle va réussir, et être là en filet de secours au cas où cela ne soit pas le cas).
confier des tâches de plus en plus difficiles au fur et à mesure des réussites
proposer à un junior de travailler en binôme avec un senior sur une mission difficile
ne pas hésiter à confier à des salariés à potentiel, des missions radicalement différentes de celles qu’ils ont déjà accomplies.
Apprendre est une expression de la vie. Celui qui n’apprend plus est déjà mort. La responsabilité du manager vis-à-vis de l’apprentissage de son équipe est essentielle. Mais permettre aux autres d’apprendre ce n’est pas enseigner, c’est donner la chance de se trouver en situation d’apprendre. Je vous ai montré quelques pistes. A vous de les saisir.
Pour aller plus loin
The Strategic Side Gig, un article en anglais du Harvard Business Review, sur les apports de l’engagement extra-professionnel pour les managers
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
Sphyrna-Odyssey Quiet-Sea, une occasion unique de caractériser le milieu marin pour mieux comprendre l'impact réel des activités humaines sur la vie marine.
Les mesures de confinement destinées à lutter contre l'épidémie du coronavirus ont comme figé le monde. Cette situation exceptionnelle a pour conséquence un ralentissement sans précédent des activités maritimes en Méditerranée qui en temps normal supporte l’un des trafics les plus denses au monde : la pêche, le transport de passagers, la croisière, la plaisance sont fortement réduits voire interdits, les ports ont réduit leurs activités ou sont fermés, et les routes commerciales connaissent une très forte baisse du trafic.
Afin de saisir cette occasion historique de pouvoir caractériser le milieu marin dans un état de faible pollution acoustique, Sphyrna Odyssey a lancé la mission Quiet Sea. Cette mission exceptionnelle a pour objectif de mesurer la densité et le comportement de plusieurs espèces de cétacés (Cachalot Pm, Tursiops t., Ziphius c., dauphin Bleu-blanc, dauphin Risso) aux alentours de côtes incroyablement calmes.
Cette mission scientifique d’intérêt général est menée par Seaproven, une startup de Laval Mayenne Technopole. Le soutien recherché est défiscalisé.
Vous avez des questions ou des remarques, n’hésitez pas à m’écrire en répondant à l’email que vous recevez. La réponse m’arrive directement. Vous pouvez aussi laisser un commentaire sur le site si vous êtes un abonné. Merci d’avance.
Vous avez aimé cette Newsletter, partagez-là par email ou sur les réseaux sociaux. Pour cela, cliquez sur le bouton ci-dessous. Merci d’avance.
Quelqu’un vous a transféré cette newsletter et vous souhaitez vous abonner pour la recevoir directement dans votre boîte mail tous les mardi à 9h, cliquez sur le bouton ci-dessous. Merci d’avance.