“Penser hors du cadre”. Cette injonction est souvent utilisée pour inciter à innover. Outre le fait que beaucoup de personnes n’ont pas nécessairement l’impression d’être dans un cadre, “penser hors du cadre” ne porte en soi aucune indication sur le comment. “Penser hors du cadre” implique de sortir de son fonctionnement habituel et d’entrer dans des terrains inconnus, synonymes de manque d’expérience et de manque de savoir-faire.
Après une digression utile sur la connaissance, je vous propose quelques pistes pratiques pour sortir du cadre et se donner une chance d’innover.
La roue de la connaissance
En expliquant un jour le fonctionnement du chercheur à une collègue ne connaissant pas bien ce milieu, j’ai imaginé un modèle simple de la connaissance qui donne quelques clés pour sortir du cadre. Je l’ai appelé “la roue de la connaissance”.
La connaissance humaine est immense mais finie. A un instant donné, l’ensemble de la connaissance peut se représenter sous la forme d’un grand disque, dont chaque discipline du savoir serait une portion, telle une immense tarte coupée en de nombreuses parts.
En parcourant la circonférence, on passe des disciplines fondamentales (mathématiques, physique, sciences de vie, ….), aux disciplines techniques (électronique, mécanique, informatique, …), aux sciences humaines (histoire, géographie, archéologie, sociologie, …), aux savoirs artisanaux, aux connaissances pratiques, à l’art, aux sports, … Chaque domaine se subdivise dans une approche fractale, en une quantité de sous-secteurs. Les mathématiques comprennent par exemple, l’algèbre, la géométrie, la statistique, la topologie, etc…
L’éducation
Dans ce modèle de la roue de la connaissance, l’éducation consiste à étendre la surface de son savoir. A la naissance, l’homme se situe au centre du disque avec une connaissance nulle (ou infinitésimale) et au cours de ses différents apprentissages dans le cercle familial puis à l’école, il va progresser le long des différents rayons de chaque discipline.
A chaque moment de sa vie, la connaissance d’un individu peut se représenter par un patatoïde connexe ou non. La surface de ce patatoïde mesure le savoir de cet individu. L’éducation au sens large consiste alors à augmenter la surface de son savoir, c’est-à-dire à acquérir de nouvelles connaissances sans trop en perdre.
En fonction de ses aptitudes, de son intérêt plus ou moins marqué pour une discipline, un individu peut acquérir plus ou moins vite, une grande quantité de connaissances et se rapprocher ainsi de la circonférence de la roue. La distance maximale au centre suivant un rayon donné, constitue à un instant donné, le savoir maximal de cet individu dans une discipline.
Le spécialiste, l’expert, et le chercheur
En fonction de la surface de connaissance acquise, de la distance au centre atteinte, on peut distinguer trois catégories de personnes.
le spécialiste a généralement une formation dans un domaine donné, acquise en formation initiale ou de façon autodidacte, ou par l’expérience. Il a aussi une expérience pratique dans son domaine. Le boulanger, comme le juriste ou l’infirmier sont des spécialistes. Les professionnels sont des spécialistes de leur métier (en tous cas, on espère qu’il en est ainsi). Les spécialistes ont atteint dans leur domaine une distance au centre supérieure à celle des autres personnes, mais sont encore loin de la circonférence. Ils possèdent généralement une base assez large de connaissance qui leur permet d’exercer sans difficultés leur métier.
l’expert est un spécialiste qui a approfondi une partie de son domaine pour se rapprocher de la circonférence. L’avocat fiscaliste par exemple, est un juriste qui a étudié et pratiqué la fiscalité jusqu’à atteindre un degré de connaissances qui fait de lui un expert.
le chercheur est un expert qui a continué à étudier une facette de son expertise pour se rapprocher de la limite de la connaissance sur ce sujet. Une fois parvenu à la circonférence autrement appelée “frontière de la connaissance”, il se trouve devant le vide abyssal de la non-connaissance. Son rôle est alors de construire une extension de connaissance qui va repousser un peu la circonférence. Une fois ses travaux publiés, cette nouvelle connaissance rentrera dans le champ de la connaissance universelle accessible à tous.
La découverte, l’invention et l’innovation
Il existe plusieurs façons de faire progresser la connaissance. J’en clarifie ici trois qui sont souvent confondues:
la découverte consiste à repousser la circonférence de la connaissance de façon volontaire ou non. Les chercheurs sont payés pour faire des découvertes: celles-ci sont généralement issues d’une volonté déterminée et d’une approche systématique pour répondre à une question. Il arrive cependant aussi que les découvertes soient fortuites et faites à l’occasion d’autres recherches. Il n’y a pas que les chercheurs qui font des découvertes. Le jeune bédouin qui en 1947 a découvert les manuscrits de Qumran, ou Marcel Ravidat et ses quatre camarades qui ont découvert en 1940 la grotte de Lascaux ont également permis de repousser la circonférence de la connaissance.
l’invention est le fruit de la recherche d’une solution à un problème faite par des personnes généralement passionnées par un sujet. Il ne s’agit pas toujours de chercheurs ou d’experts, ni même de spécialistes. Il peut même s’agir de personnes ordinaires au regard de la discipline adressée. Étant particulièrement créatives ou astucieuses, ces personnes parviennent à trouver des solutions inconnues auparavant, faisant ainsi progresser le champ de la connaissance. Les inventions utilisent dans l’immense majorité des cas un assemblage de connaissances connues.
l’innovation est souvent confondue avec l’invention. Elle s’en rapproche en effet puisqu’elle est aussi la recherche d’une solution à un problème. Elle en diffère toutefois, car l’innovation poursuit généralement un but économique, là où l’invention peut être faite seulement pour la beauté du geste. La solution innovante n’est pas toujours une extension du champ de la connaissance. C’est souvent seulement une nouvelle façon de faire quelque chose. L’innovation n’est pas toujours brevetable, là où l’invention l’est généralement. L’innovation ne prend véritablement tout son sens que lorsqu’elle est entrée en usage auprès du plus grand nombre, devenant ainsi un succès commercial. En ce sens, une invention exploitée commercialement et qui rencontre le succès, devient une innovation.
Les 3 cadres limitants
D’où provient généralement l’innovation? Que signifie “sortir du cadre” pour innover? Quels sont les cadres qui nous empêchent d’innover? J’en identifie ici trois principaux:
la connaissance est un cadre limitant. Si vous ignorez certaines lois de la physique, ou l’existence de nouveaux matériaux aux propriétés révolutionnaires, vous aurez du mal à innover dans les ogives de fusée par exemple.
la culture au sens des codes d’une communauté donnée est un cadre limitant. Les salariés du service R&D d’une grande entreprise d’électronique, sont probablement tous des ingénieurs ayant peu ou prou fait les mêmes écoles. Ils ont eu la même éducation, développé les mêmes méthodes de travail et utilisent les mêmes outils. Dans les PME, les gens sont souvent tous de la même nationalité et partagent donc un référentiel culturel commun. L’homogénéité d’une communauté est un frein à l’innovation puisque tout le monde pense pareil.
le cas d’usage est aussi un cadre limitant. L’automobile met en œuvre depuis les années 50 ans les méthodes de “lean management” et en particulier la méthode Kaizen inventée par Toyota. Ce n’est que récemment que le bâtiment s’intéresse à cette approche. La méthode est pourtant générique, mais l’usage l’a confinée à quelques domaines d’application.
Après avoir identifié les 3 cadres principaux qui empêchent d’innover, voyons quelles pistes existent pour en sortir.
Développer la connaissance
Sortir du cadre de la connaissance, c’est acquérir de nouvelles connaissances ou travailler avec des personnes qui ont des connaissances supérieures ou différentes. Cela correspond à deux façons de se déplacer sur la roue de la connaissance:
le long d’un rayon vers la circonférence: lorsque les spécialistes ou les experts d’une entreprise ont mis en œuvre toutes leurs connaissances sans trouver de solutions, il est temps de faire appel à des connaissances plus grandes auprès de chercheurs étant plus proches de la circonférence du savoir, voire de mettre en œuvre des recherches nouvelles pour dépasser cette connaissance. Concrètement, cela se traduit en mobilisant les outils de l’innovation ouverte (open innovation):
projets collaboratifs de recherche: mobiliser les personnels de l’entreprise et ceux de laboratoires ou d’autres entreprises pour travailler ensemble au développement d’une solution
transfert de technologie: acheter une technologie à un laboratoire
scouting: aller chercher ailleurs la solution. Ce peut être dans une startup, une autre entreprise, en open source, auprès d’un expert indépendant, …
vers un autre rayon pour intégrer un autre champ de connaissance. L’appareil photo numérique est l’exemple type de cette approche. La photographie classique est une combinaison de savoirs relevant de la chimie, de la mécanique et de l’optique. Pendant plus de 150 ans, l’innovation a consisté à améliorer les procédés en travaillant sur ces 3 domaines. L’innovation principale des 20 dernières années est pourtant venue de deux autres domaines: l’électronique et l’informatique qui ont éjecté la chimie et la mécanique de l’industrie de la photographie.
Outre ceux déjà mentionnés plus haut qui s’appliquent aussi, les outils au service de cette stratégie sont:
la veille: s’informer de ce qui se fait dans son secteur est essentiel et généralement fait par les entreprises. Surveiller ce qui se fait dans d’autres secteurs technologiques est plus compliqué et nécessite un peu de flair car l’innovation peut surgir là où on ne l’attend pas.
le recrutement: en embauchant des personnes ayant des compétences très différentes de celles présentes dans l’entreprise, la chance de voir émerger une innovation augmente.
le biomimétisme: la nature est un formidable laboratoire d’innovation doté de millions d’années d’expérience. Les solutions développées par la nature sont souvent transposables. Je lisais récemment un article expliquant comment des ingénieurs avaient amélioré les performances d’un robot préempteur qui chauffait, en lui ajoutant une fonction de transpiration pour le refroidir.
Mélanger les cultures
Il est très difficile de changer son cadre de référence culturel. La seule façon efficace d’en sortir consiste à rencontrer des personnes issues d’autres cultures et à travailler avec elles. Concrètement, cela peut prendre les formes suivantes:
faire des “Learning expeditions”: ces voyages découvertes au sein d’écosystèmes différents permettent sur un temps assez court de voir in situ des pratiques différentes.
accueillir des stagiaires: le regard des jeunes générations est souvent un choc culturel.
s’organiser en mode projet: en mélangeant des personnes de différents services pour conduire un projet, on s’affranchit des biais culturels de chacun d’eux.
mélanger les personnalités: les outils de profil de personnalité bien utilisés permettent de créer des équipes avec des personnalités différentes et complémentaires.
recruter des profils atypiques: les personnes qui n’ont pas une carrière linéaire, qui ont eu des expériences en des endroits très variés de la roue de la connaissance sont “multiculturels” et apportent beaucoup d’ouverture, de même que des personnes de nationalités différentes.
favoriser la mixité: maintenir un bon équilibre entre les hommes et les femmes est assurément un facteur d’ouverture.
Transposer les cas d’usage
Le cadre du cas d’usage est un des plus difficiles à faire tomber. Même en ayant connaissance d’une innovation dans un autre secteur, la transposition à son activité n’est pas toujours évidente, car les différences apparaissent plus fortes que les similitudes. De même, un changement d’usage au sein d’un même secteur est compliqué tant le poids des traditions est fort.
Quelques outils peuvent aider:
visiter des salons d’un autre métier: s’il est utile de visiter les salons de son industrie, il peut s’avérer plus impactant de visiter des salons d’autres secteurs. Le dépaysement important que cela procure est assurément un facteur d’étonnement, qui bien exploité peut créer des chocs culturels salutaires.
utiliser l’approche centrée utilisateur (design thinking): en écoutant le client, on se focalise sur le problème, qu’on cherche alors à résoudre en faisant appel à la créativité d’une équipe hétérogène et pluridisciplinaire. La méthode aide à sortir de ses propres schémas de pensée.
apprendre de nouveaux modèles économiques: il existe de très nombreux modèles économiques, souvent issus de l’économie numérique, mais ceux-ci sont mal connus. Se former sur ce sujet peut ouvrir de nouveaux horizons.
être curieux: la curiosité et l’observation des autres est une source infinie d’inspiration, mais il faut y consacrer du temps.
4 règles de vie
“Sortir du cadre” est une philosophie de vie qui nécessite une discipline, un régime quotidien et un entrainement pour lequel je vous ai proposé quelques exercices. Je vous laisse pour terminer 4 règles simples qui vous aideront à démarrer:
sortir de son bureau: descendre dans l’atelier, aller chez les clients, participer à des conférences, voyager, aller au théâtre, …. Il est certain que l’innovation est partout sauf dans votre bureau.
écouter et parler avec des gens différents: parler avec ceux qui sont comme vous, vous confortera dans vos idées, mais ne vous apprendra rien qui vous aidera à innover.
apprendre toujours: quel est la dernière formation que vous avez suivie? Si elle remonte à plus d’un an, il est grand temps d’agir ! Maîtriser de nouvelles compétences augmente sérieusement ses chances d’innover.
s’émerveiller de tout: un documentaire animalier, un reportage sur les pygmées, la dernière vidéo d’un youtubeur que vous ne connaissiez pas, la conférence d’un professeur de Stanford, un livre de philosophie. La capacité à s’émerveiller est la meilleure porte d’entrée dans l’innovation.
Pratiquer assidument ces 4 règles et la sérendipité transformera votre action, vos rencontres, vos apprentissages et vos émerveillements en innovation.
Alors ! “Sortez du cadre” et faites “un pas dans l’inconnu”.
Pour aller plus loin
Creative thinking - how to get out of the box and generate ideas ?: une conférence par Giovanni Corazza at TEDxRoma
Parce que j’en ai marre d’entendre “l’innovation c’est pas pour moi” Ou “mais au fait, c’est quoi l’innovation ?”, un article de Charlotte Duval.
La petite histoire du biomimétisme, par Décathlon
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
Laval Mayenne Technopole propose un cycle de 3 webinaires dans le monde virtuel Mayenne World.
Mardi 26 mai 17h : Réaliser un état des lieux de son entreprise pour identifier ses avantages concurrentiels
Jeudi 28 mai 14h : Mais finalement, quelle valeur apportez-vous à vos client.e.s ?
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