J’avais un peu hésité avant d’écrire Un pas dans l’inconnu #18, car dans cet article j’utilise plusieurs exemples très personnels pour illustrer les modes d’apprentissage., Je craignais qu’il soit perçu comme de la vantardise. A ma grande surprise, j’ai reçu beaucoup de bons retours et cet article est monté sur le podium des articles les plus populaires. Je vais donc me lancer à nouveau dans ce type de témoignage en vous partageant quelques leçons apprises de mes expériences d’innovation.
7 leçons issues de la recherche
Innover, c’est réellement faire Un pas dans l’inconnu, en essayant de faire ce que d’autres n’ont jamais fait, mais plus réalistement, ce que peu d’autres ont déjà fait. Cela m’est arrivé quelques fois depuis 30 ans, et en particulier lorsque je travaillais dans la recherche.
En 1989, un an après l’obtention de mon diplôme, mon professeur de DEA (on dirait Master aujourd’hui), chez qui j’avais fait mon stage de fin d’études au CNRS, m’appelle pour que je vienne travailler dans son laboratoire. Je ne suis pas chaud, car je préfère travailler en entreprise. Comme il insiste, je pose 3 conditions que je pense impossibles à tenir. A ma grande surprise, un mois après, il a réuni ce que je demandais, et je dois donc accepter.
Une de ces conditions était d’être chef de projet sur un sujet entièrement nouveau que personne n’avait encore étudié dans le laboratoire. Il va plus loin que cela en me tendant une feuille blanche avec 3 chiffres: les performances principales d’une machine (qui ressemblait à celle de la photo d’entête) inventée 4 ans avant à Stanford et alors inconnue en France. Je devais initier ce sujet en France et rattraper les Américains. Pour ceux qui veulent en savoir plus, l’histoire est dans ma thèse. Cette aventure a duré 7 ans et m’a conduit à réaliser la première source d’électrons déclenchée par un laser femtoseconde au monde.
Voici 7 leçons que j’en ai tirées.
#1 Un brin d’insolence, un peu d’inconscience et beaucoup de confiance
Avec le recul, mes 3 conditions étaient plus une bravade qu’une réelle envie, et une fois au pied du mur, je n’ai pas pu reculer. Les innovations commencent souvent comme un pari, un défi impossible à relever, et il faut bien l’admettre une pointe d’ego.
Il faut être assez insolent et un peu inconscient pour s’attaquer à un problème que personne n’a résolu avant, et assez confiant pour penser qu’on y arrivera, surtout quand les difficultés et les obstacles s’accumulent.
A trop réfléchir, balancer le pour et le contre, peser les risques, il est fort probable qu’on passe à côté d’innovations à notre portée.
#2 Beaucoup d’humilité
En démarrant ce projet de recherche, je n’avais pas un centième des connaissances nécessaires pour le mener à bien. J’ai passé 6 mois à étudier les 40 maigres publications que j’ai pu trouver sur le thème, puis 3 semaines à faire le tour des grands laboratoires américains travaillant sur le sujet, et enfin 3 ans à apprendre jour après jour auprès des 30 collègues beaucoup plus pointus que moi, qui travaillaient dans mon équipe. Tous n’étaient pas ingénieurs ou docteurs. Il y avait aussi des techniciens et mêmes des ouvriers mécaniciens ou électroniciens qui ont passé des heures à m’expliquer les secrets de leurs savoirs-faire.
Lorsqu’on se lance dans l’inconnu, il est essentiel d’admettre qu’on ne connait pas grand chose et d’adopter une attitude d’écoute.
#3 Faire de la veille
Comment peut-on prétendre innover si on ne sait pas ce qui existe déjà ? En visitant Stanford, je voulais comprendre comment cette équipe de pionniers avait fait pour résoudre un problème critique dont la solution n’était pas dans leurs publications. A force de questionner le doctorant qui travaillait sur le projet, j’ai réussi à obtenir quelques infos et un croquis. En rentrant, j’ai pu améliorer cette idée et en trouver une moins onéreuse. J’avais été mis sur la bonne voie.
Durant toutes ces années, j’ai passé plus de 10% de mon temps à comprendre ce que faisaient mes concurrents, pour m’en inspirer, mais aussi et surtout ne pas faire les mêmes erreurs qu’eux. Même si l’innovation n’est pas de la recherche avancée, il est essentiel de connaître précisément l’état de l’art. Je suis toujours surpris de constater que cette pratique est peu répandue chez nombre d’entrepreneurs qui foncent souvent en pensant être les premiers.
Savoir ce que font les autres, non seulement inspire, mais fait gagner beaucoup de temps et éviter bien des erreurs.
#4 S’intéresser aux détails
Les solutions innovantes à des problèmes complexes sont rarement évidentes et grossières. Elles résultent presque toujours de l’observation fine de certains détails, dont il faut comprendre l’importance et l’influence décisive sur la performance.
Dans la réalisation de la pièce maitresse du projet, j’avais utilisé un ressort à quelques centimes auquel je n’avais prêté aucune attention. Lors des premiers essais de la machine, la performance était 10 fois inférieure à celle attendue. Après avoir tout vérifié, je ne comprenais pas d’où venait le problème, jusqu’à ce que par éliminations successives, je soupçonne le ressort. Même si j’étais sceptique, j’ai fait une modélisation mathématique du ressort dans son environnement. A ma grande surprise, tout fonctionnait normalement, sauf si le ressort comportait 84 spires, ce qui par malchance était exactement le cas. Je l’ai coupé en 2 et tout a fonctionné parfaitement.
S’intéresser aux détails ne signifie pas être perfectionniste et perdre du temps sur des détails insignifiants. Il faut identifier les détails qui font toute la différence et se concentrer sur ceux-là.
#5 L’expertise pointue fait gagner beaucoup de temps
Je me souviens avoir séché sur un calcul pendant plusieurs jours, avant d’en parler à mon voisin de bureau, jeune chercheur très brillant, qui m’a sorti instantanément le théorème qui permettait de résoudre le problème en cinq minutes.
La répartition des compétences (et de l’intelligence d’ailleurs) dans une population donnée (celle des ingénieurs ou des développeurs par exemple) est une gaussienne. Il y a beaucoup de gens moyens, quelques personnes brillantes et un très petit nombre de personnes exceptionnelles. La performance de ces trois catégories n’est pas linéaire, mais exponentielle. Là où une personne brillante va performer deux fois comme une personne moyenne, une personne exceptionnelle va performer 10 fois mieux. Le casting d’une équipe chargée d’un projet d’innovation, est déterminant, en particulier dans la vitesse d’exécution.
Plutôt que de s’acharner à résoudre soi-même certaines difficultés, il est plus efficace de rechercher la personne qui sait. Cela doit devenir un réflexe, lorsqu’on bute sur une difficulté.
#6 Ne pas réinventer pour économiser
J’avais un budget d’achat serré, mais du personnel “gratuit” (c’est malheureusement une mauvaise conception présente dans la recherche publique). J’ai eu la très mauvaise idée, et j’en ai toujours honte à ce jour, de vouloir fabriquer en interne une espèce de télescope, plutôt que de rogner mon budget pour acheter un produit du commerce. Ce fut un fiasco ! Beaucoup de temps perdu, un fonctionnement insatisfaisant et au final une nécessité d’acheter quand même un produit du commerce.
Intégrer dans son innovation des briques déjà existantes plutôt que de redévelopper, est une saine pratique, qui revient au final toujours moins cher et fait gagner beaucoup de temps.
#7 L’intendance suivra
Le directeur technique de mon laboratoire répétait souvent “l’intendance suivra” et cela m’a marqué. Dans un projet d’innovation, il est essentiel, dans un premier temps, de ne pas se prendre la tête avec les questions d’intendance qui vont ralentir la démarche. Il faut aller le plus vite vers la preuve du concept.
Plus tard, j’ai accompagné un entrepreneur qui avait inventé un produit génial. Alors au stade de conception du prototype, il a passé plusieurs semaines à spécifier puis rencontrer des fournisseurs d’ERP pour gérer les usines qui produiraient par centaines de milliers son innovation. Après 6 ans de ce régime, le produit n’a jamais vu le jour, et cet entrepreneur restera frustré toute sa vie.
Dans un projet innovant, il est essentiel de se concentrer d’abord sur les points critiques qui permettent ou non de valider la faisabilité réelle de projet. Tout ce qui engage des moyens et du temps pour s’occuper de l’intendance future, augmente le risque d’échec.
Qu’en retenir ?
A bien regarder, on peut résumer ces 7 leçons en deux grands principes de la démarche d’innovation:
L’innovation est une course contre le temps et il est donc essentiel d’éliminer tout ce qui fait perdre du temps (l’hésitation face à la prise de risque, le perfectionnisme, les sujets non essentiels) et mettre en œuvre des méthodes qui en font gagner (la veille, l’appel aux experts, l’attention aux détails essentiels).
L’innovation est la résolution des problèmes qui comptent vraiment et cela passe par l’observation, l’écoute, et l’attention à ce qui fait la différence.
Au moment de faire Un pas dans l’inconnu de l’innovation, j’espère que ces leçons vous seront utiles et vous feront gagner du temps.
Après 15 ans de recherche, j’ai démarré une seconde carrière dans l’accompagnement des entreprises innovantes, tout d’abord pendant 3 ans au sein de l’ANVAR (qui est ensuite devenu bpifrance) puis à Laval Mayenne Technopole.
J’ai alors eu l’occasion d’innover dans des projets plus en lien avec le marché et j’en ai tiré 7 autres leçons différentes et complémentaires des 7 premières développées ici qui couvrent la conception et la création de produits innovants. Je vous les présenterai la semaine prochaine.
Pour aller plus loin
Réussir son innovation = choisir + planifier + s'engager: une conférence TEDx de Pierre De Muelenaere où il témoigne d’une innovation réussie et en tire quelques leçons.
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