Pendant longtemps, j’ai eu du mal à décider et je dois confesser qu’il y a encore dans ma vie quelques restes de cette appréhension de jeunesse.
Décider, c’est prendre un risque, le risque de se tromper, mais aussi le risque de réussir.
Décider c’est renoncer à l’option qui n’est pas retenue et qui peut parfois sembler plus désirable.
Décider c’est la brique élémentaire de la vie d’un entrepreneur, d’un manager, souvent appelés d’ailleurs les décideurs. Il est donc essentiel de maîtriser cet art.
Je voudrais partager ici quelques réflexions issues de mon propre apprentissage pour aider celles et ceux pour qui cet acte est difficile. Peut-être cela pourra-t-il aider aussi celles et ceux pour qui c’est facile, mais qui par contre ont l’impression de se tromper souvent.
Avant de commencer
Dans le dernier numéro, j’ai fait deux approximations pour démontrer mon propos. J’avais écrit que Kodak n’avait pas inventé l’appareil photo numérique et que Nokia n’avait pas inventé le smartphone.
Patrice, un abonné très averti des questions d’innovation m’a fait remarqué que ce n’était pas correct. Merci. Je le savais mais j’avais fait une approximation en assimilant le succès d’une innovation à une invention. J’ai légèrement revue la formulation depuis.
Inventer quelque chose c’est le créer sur le plan technique. Innover c’est croire en cette invention, savoir la lancer sur le marché et en faire un succès. L’histoire retient les innovateurs et non les inventeurs.
Kodak a beau avoir techniquement inventé l’appareil numérique et Nokia imaginé l’ancêtre du smartphone, l’histoire retiendra que Kodak n’a pas su prendre le virage de la chimie à l’électronique, et que le smartphone, c’est Apple.
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Nous prenons chaque jour 35 000 décisions dont seulement 0,26% de façon consciente 1. Notre cerveau est donc entraîné et sait décider tout seul. C’est seulement quand nous voulons reprendre le contrôle, que les difficultés peuvent commencer.
Des grandes décisions, comme se lancer dans la création d’entreprise, embaucher un salarié, s’associer, lancer un nouveau produit, acheter un local, comme des décisions du quotidien telles que faire une remise commerciale, choisir un prestataire, aller ou non à une conférence, accepter un RV sont toutes importantes et peuvent avoir des conséquences positives ou négatives parfois insoupçonnées.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet. je l’ai déjà abordé dans des numéros précédents, je ne vais pas en faire le tour, et nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir lorsque j’inviterai mon ami Philippe Carpentier, le spécialiste de la décision, co-auteur du livre “Un coup d’avance”.
La décision c’est la vie
Une analyse rétrospective de notre passé permet aisément de comprendre que ce que nous sommes aujourd’hui est le produit d’un grand nombre de décisions prises dans le passé.
A l’âge du service militaire, j’ai décidé que je partirai en coopération car je voulais découvrir le monde. J’ai aussi décidé que je n’irai pas en Afrique, car je voulais une destination plus originale. Mon rêve était d’aller en Inde. Malheureusement et malgré mes efforts, je n’ai pas réussi. On m’a alors proposé Taïwan. Je ne connaissais rien de ce pays, mais j’ai accepté. J’en suis revenu marié à une autochtone. On peut dire que cette décision a changé ma vie !
J’ai toujours beaucoup aimé les raisonnements pas l’absurde, car ils ont, je trouve, le mérite d’être assez probants. Imaginons que vous décidiez de prendre la dernière décision de votre vie et que celle-ci soit de ne plus jamais rien décider.
Ne plus rien décider revient à se laisser porter par les évènements et les circonstances, subir les choix des autres, ne rien anticiper, laisser pourrir les situations, se priver de rencontres et de découvertes, …
Ne rien décider, c’est renoncer à son libre-arbitre et donc endosser la camisole du prisonnier à qui tout est imposé. Ne rien décider, c’est être privé de liberté, c’est être privé du vrai sens de la vie.
La décision est donc le sang de la vie, l’essence de ce qui fait la matérialité de l’existence. En parodiant Descartes qui disait “Je pense donc je suis”, on pourrait affirmer, “Je décide donc je vis”.
Savoir arrêter
“Je décide donc je vis”. Cette vérité banale, presque tautologique, n’est pourtant pas aussi triviale dans certaines situations.
J’aime à rappeler aux entrepreneurs qu’ils sont aux commandes et que même quand cela devient dur, quand ils ne savent plus quoi faire, ils peuvent encore décider de ce qu’ils veulent faire et qu’ils peuvent en particulier décider d’arrêter.
La décision d’arrêter son entreprise pour un entrepreneur semble quasiment impossible à prendre. Décider d’entreprendre ressemble assez souvent à la conclusion d’un pacte avec le diable, pacte qu’il est impossible de rompre sous peine de subir les foudres éternelles.
Qu’on se le dise : arrêter une entreprise qui n’a pas trouvé son marché ou qui est dans une impasse du fait par exemple d’un conflit entre associés est souvent une excellente décision, qui remet la vie en scène. Ne pas la prendre va par contre conduire vers une lente descente dans les tréfonds de la survie.
Petit rappel pour celles et ceux qui auraient pactisé avec le diable, la survie n’est pas la vie et la vie vaut mieux que l’orgueil mal placé qui consiste à s’accrocher à une idée qui ne marche pas pour prouver (à qui ?) qu’on a raison.
Aucune décision sensée n’est mortelle
Le corollaire de l’axiome “la décision c’est la vie”, est qu’aucune décision n’est mortelle. Je parle bien sûr des décisions sensées prises par des gens raisonnables.
Si vous décidez de donner un très grand coup de volant à 180 km/h sur l’autoroute juste pour voir ce que ça fait, il y a toutes les chances que cette décision soit mortelle.
Par contre, je n’ai jamais vu une décision prise par une entrepreneure ou un entrepreneur après mûre réflexion, s’avérer immédiatement mortelle.
Je dis souvent aux entrepreneurs qui hésitent, qu’il est préférable de prendre une décision que de tergiverser, et qu’il sera toujours temps de revenir en arrière, si la décision ne s’avérait pas optimale.
L’entreprise est au fond un organisme assez résilient. Quand je vois des entreprises toujours vivantes malgré bon nombre de mauvaises décisions, je me dis souvent qu’une entreprise n’est pas aussi fragile qu’on veut bien le penser.
Bien sûr une mauvaise décision se payera ! Et s’il faut revenir en arrière pour finalement prendre un autre chemin, le temps perdu ne se rattrapera pas et l’argent dépensé ne reviendra pas comme par magie dans les caisses. C’est le prix de l’apprentissage. Tous les entrepreneurs qui ont réussi ont fait des erreurs et souvent des énormes erreurs.
Cette conscientisation que la décision sensée, qui apparait la meilleure au moment où on la prend ne tue pas, doit permettre de lever la pression qui parfois empêche de décider par peur de mal faire et d’échouer.
Décider n’est qu’une étape
La décision est importante mais seule elle ne suffit pas.
Supposons que vous décidiez de participer à une importante conférence professionnelle de votre domaine pour rencontrer des gens qui comptent et créer des opportunités pour votre entreprise. Une fois payé cher le billet d’entrée, l’avion et l’hôtel, vous voilà sur place. Et là, vous restez en retrait, en compagnie des deux seules personnes que vous connaissez, vous quittez tôt le cocktail de bienvenue et vous traitez vos emails pendant les conférences. Vous rentrez déçu.e, jurant qu’on ne vous y reprendra plus.
Décider ne suffit pas, il faut ensuite agir de façon consistante avec la décision. Ce syndrome de la bonne résolution de nouvel an est tellement fréquent !
Une fois à la conférence, il faut encore agir à chaque instant en allant vers les gens, en interpellant les exposants, en posant des questions aux conférenciers et en laissant tomber vos amis avec qui vous pourrez toujours prendre un verre en rentrant pour échanger sur vos rencontres.
Se forcer (car ce n’est pas toujours simple) à agir est une suite de micro décisions alignées avec la décision initiale. Sans cette chaîne ininterrompue, la décision initiale ne se concrétisera en rien d’intéressant.
Il est courant de dire que la qualité d’un entrepreneur est de savoir décider. Ceci est un raccourci trompeur. La vraie qualité d’un entrepreneur est de “savoir décider et de conduire ensuite une série d’actions consistantes avec sa décision jusqu’à l’obtention d’un résultat ou la prise d’une nouvelle décision au vu de l’évolution de la situation”.
Factoriser sa décision
Il y a de nombreuses décisions qui reviennent régulièrement: le montant d’une remise client ou de la prime de Noël, le choix de participer ou non à telle réunion d’un club d’affaires quelconque, de décrocher ou non son téléphone en pleine réunion, …
Plus une décision récurrente est difficile à prendre, plus elle le sera à l’avenir. C’est comme les antibiotiques, plus on en prend, plus on devient résistant. Chaque nouvelle décision va essayer de corriger les impacts négatifs de la décision précédente qui elle-même essayait de corriger les impacts négatifs de la précédente. Très rapidement, vous allez faire le yoyo ou tourner en rond.
Pour ce genre de décisions récurrentes, je sais qu’il n’y a pas de réponses évidentes à apporter car le résultat, en grande partie, ne dépend pas de la décision prise mais de la situation. J’ai donc décidé d’y répondre une fois pour toutes : c’est ce que j’appelle factoriser, terme mathématique signifiant regrouper ce qui est commun. En prenant la décision une fois, je l’applique à chaque nouvelle situation et je gagne ainsi beaucoup de temps et une grande sérénité.
Un exemple pour me faire comprendre. Comme vous sans doute, je suis régulièrement sollicité par le service publicité d’un média pour insérer un encart à l’occasion d’un numéro traitant de notre secteur d’activité. Je trouve ce genre de décision très difficile à prendre, car il faut estimer la portée réelle du média (un conseil, ne jamais croire les chiffres annoncés qui sont évidemment surestimés), imaginer la qualité du dossier sur notre secteur et l’angle qui sera choisi, estimer le juste rapport qualité-prix, …
J’ai donc décidé une fois pour toutes que je dirai systématiquement non. J’ai peut-être raté quelques belles opportunités, mais j’ai assurément gagné beaucoup de temps, économisé beaucoup d’argent et augmenté ma sérénité. Si j’avais décidé de toujours répondre oui, en prenant l’offre la plus élevée, cela aurait marché aussi. Ce qui compte, c’est la clarté de la décision reproduite systématiquement, jusqu’à ce bien sûr qu’on décide d’en changer.
L’avantage de factoriser une décision, c’est qu’elle devient transférable. Je ne suis plus indispensable pour répondre à un média qui veut me vendre un écart. Ma chargée de communication connaît la règle et répond tout aussi facilement que moi.
Je vois tant de chefs d’entreprise qui sont assaillis de questions à trancher par leurs équipes, parce qu’ils n’ont pas pris le temps de factoriser leur décision et d’en faire une règle facilement délégable. Résultat, ils sont débordés et n’ont pas de temps à accorder à ce qui nécessite réellement leur décision.
En analysant les centaines de décisions à prendre, il est facile d’identifier les situations récurrentes, de factoriser la décision et de la communiquer clairement.
Décider sans avoir tous les éléments
Tout le monde voudrait avoir le confort de décider en toutes connaissances de causes, en particulier les personnes analytiques ayant un profil plutôt méthodique.
Face à une décision importante, la tentation serait donc grande de prendre le temps de rassembler les éléments pour et contre, de réaliser des matrices d’analyses et d’en déduire la seule décision possible qui serait donc non opposable.
De telles décisions existent, elles sont opérées par des ordinateurs qui exécutent des algorithmes. Là où l’humain doit intervenir pour décider, c’est qu’il n’y a pas une décision qui résulte mécaniquement de l’application d’un processus.
De plus, un processus est souvent un alibi pour soutenir une décision déjà prise, comme dit Denis Troch dans son livre2 : “En réalité, votre décision finale n’ira jamais contrarier la décision initiale déjà prise par votre inconscient”.
L’avantage d’un processus est toutefois qu’il permet de faire adhérer un groupe, là où l’intuition du chef peut s’avérer juste mais peut braquer son équipe.
Si un processus est engagé, soit parce que sincèrement il y a trop de données manquantes pour prendre une décision, soit parce qu’il faut faire adhérer un groupe, il faudra savoir prendre la décision avec des informations manquantes, car il ne sera jamais possible de réunir 100% des données.
Le leader doit sentir, le moment dans la conduite d’un processus analytique où tout bascule et où il faut savoir y aller.
Penser aux autres
Décider en entreprise, c’est embarquer les autres. Il est donc impossible de décider sans penser aux autres, sans inclure les autres dans la décision.
Je ne suis pas un grand fan de la démocratie participative, car bien souvent c’est une tromperie qui ne porte pas son nom. On demande à des gens qui n’ont pas tous les éléments d’enjeux en main et qui n’ont souvent pas le background théorique et l’expérience suffisante, de donner un avis sur une situation.
Le leader poltron sera tenté de se ranger à l’avis de la majorité pour ensuite mieux se dédouaner de sa responsabilité.
Le leader affirmé conscient de ses responsabilités et conscient que sa décision engage tout le monde, va écouter les avis de celles et ceux qui l’entourent, de celles et ceux qui devront exécuter la décision, de celles et ceux qui ont de l’expérience sur le sujet.
Après avoir écouté, il va réfléchir, projeter mentalement le résultat de sa décision, imaginer son équipe en train de vivre le résultat de sa décision.
Une décision peut être bonne dans l’absolu, et mauvaise si l’équipe ne peut s’en emparer par manque de compétences, de disponibilités, ou de courage.
Prendre une décision théorique, mais souvent portée par son égo, sans considérer l’entourage qui devra s’y conformer peut s’avérer suicidaire.
Un bon leader connaît son équipe et peut l’imaginer au front, sait jusqu’où il peut la pousser pour en obtenir le meilleur, connaît ses faiblesses et les bornes qu’il ne peut pas dépasser.
On parle de la solitude du décideur face à la décision. Je ne partage pas totalement cette image d’Épinal. Certes la patronne ou le patron doit à un moment ou un autre appuyer sur le bouton en son âme et conscience.
S’il ou elle a bien fait son travail, toute la réflexion amont a été habitée de la présence de son équipe, la situation a été vue et revue à travers les yeux des collaborateurs, leur voix a raisonné dans la tête, jusqu’à produire une décision quasi collective la plus appropriée à la situation.
Le même leader prendrait souvent une autre décision avec une autre équipe. Thomas Tuchel a été viré du poste d’entraîneur du Paris Saint-Germain en janvier. Il rejoint Chelsea FC et gagne la coupe d’Europe en mai, avec pourtant sur le papier une équipe moins forte que celle de Paris. On peut penser qu’il a su adapter ses décisions à l’équipe plus modeste qu’il avait sous la main, alors qu’il n’a pas réussi à trouver les bonnes décisions pour gérer des égos plus affirmés d’une équipe de stars.
Plus que sa science du jeu, et son intelligence stratégique, on retiendra chez un grand leader sa capacité à tirer le meilleur de son équipe en prenant à chaque instant les décisions qui permettent l’engagement et l’exécution optimum.
Un pas dans l’inconnu
Décider est toujours le premier pas dans l’inconnu. Demain n’est pas écrit et toute décision même infinitésimale peut produire de grands résultats.
Au delà d’être la vie, décider est l’acte qui donne la vie !
Pour aller plus loin
UPI#53 Choisir comment choisir
UPI#48 Equilibre et décision
Before You Decide: 3 Steps To Better Decision Making : une conférence TEDx de Matthew Confer, Vice President of Strategy at Abilitie, a Leadership Development Company
Comment faire des choix difficiles : une conférence TED de la philosophe Ruth Chang
Magnifique article !! Merci Christian