En face de mon canapé, d’où j’écris ce numéro d’”Un pas dans l’inconnu”, je vois le jeune avocatier que j’ai planté il y a quelques mois. Depuis quelques semaines, j’observe un phénomène bizarre : une seule des 15 feuilles est dirigée vers le haut ! Je ne saurais dire pourquoi !
Cela m’a intrigué quelques jours, au point de me faire réfléchir sur la notion de différence : pourquoi dans un groupe quelqu’un va-t-il être franchement à l’opposé des autres ? Sans doute un bon sujet pour un article !
Dans UPI#68, je vous ai cependant promis une mini-série sur les leçons des Jeux Olympiques. J’ai donc cherché quel athlète s’était comporté à l’exact opposé de ses compétiteurs ?
Sans hésiter, j’ai décidé de vous parler de la formidable leçon d’innovation de Dick Fosbury.
Avant de commencer
Je souhaite une bonne reprise à toutes celles et ceux qui n’étaient pas encore rentrés. Vous avez peut-être, dans le flot des emails, raté le dernier article paru il y a deux semaines. Vous y découvrirez les leçons de management de Laurent Tillie, le coach de volley-ball qui a conduit l’équipe de France à sa première médaille d’or olympique.
Comme toujours, merci de partager sur vos réseaux sociaux, de commenter, de liker.
Mexico 1968 : finale du saut en hauteur. La barre est à 2,22 m, il ne reste que 3 concurrents : le soviétique Gavrilov et deux américains, Ed Caruthers et Dick Fosbury.
Dick Fosbury intrigue, tant sa technique est différente : au lieu de s’avancer en ligne droite vers la barre, de lancer sa jambe vers le haut, puis de s’enrouler autour de la barre comme font tous les autres concurrents, il s’avance dans une course en arc de cercle, se retourne et passe son dos en premier au-dessus de la barre. Il a pour l’instant réussi tous ses essais.
Gavrilov échoue à 2,22 m. A 2,24 m, Caruthers rate ses 3 essais, alors que Fosbury réussit son troisième et devient champion olympique en battant le record olympique et le record des Etats-Unis.
Le saut en hauteur a changé à tout jamais. La technique du “Fosbury flop” est universellement adoptée et n’a pas été surpassée depuis lors.
Quelles leçons tirer de cette innovation majeure dans l’histoire de l’athlétisme ?
L’innovation dépend de facteurs externes
Au début du XXème siècle le saut en hauteur se dispute sur la terre battue. Ce revêtement dur est dangereux. Les athlètes sont autant préoccupés par le fait de s’élever au dessus de la barre que de retomber sur leurs pieds sans se blesser.
D’ailleurs pour protéger les sauteurs, le règlement interdit de franchir la barre en engageant la tête en premier.
Au fur et à mesure que le record progresse avec l’amélioration des techniques de saut, le matériau de réception évolue. Le sable, puis les copeaux de bois et la sciure remplacent la terre, car ils sont plus souples et donc moins dangereux.
En 1938, la règle peut évoluer et l’interdiction d’engager la tête en premier est levée, ouvrant la voie à de nouvelles évolutions dans les techniques de saut.
Au début des années 1960 une révolution apparaît. Les sauteurs à la perche commencent à utiliser des matelas en mousse synthétique. L’histoire de leur apparition en France est d’ailleurs emblématique d’un processus d’innovation.
Maurice Houvion, champion de France du saut à la perche, futur entraineur du champion olympique d’Atlanta, Jean Galfione, rencontre par hasard au cours d’un dîner un industriel qui lui fait part de ses problèmes de gestion des vieux sièges automobile qu’il doit brûler. Maurice Houvion lui propose de les utiliser pour constituer des tapis de réception, ce qui lance cette innovation en France, ainsi que la création de la société Dimasport, aujourd’hui un équipementier reconnu.
Au début des années 1960, il devient donc possible de faire évoluer la technique du saut en hauteur sans se préoccuper des risques liés à la réception. Les conditions de l’innovation de Dick Fosbury sont réunies.
Les meilleures opportunités d’innovation apparaissent lorsque la règlementation change et lorsque des technologies périphériques évoluent ouvrant la voie à de nouveaux usages. La veille sur ces conditions est donc une source d’inspiration pour l’innovation.
L’innovation permet de compenser ses faiblesses
Personne ne se souviendrait de Dick Fosbury s’il n’avait inventé la technique de saut qui porte son nom. Il ne faisait pas partie des athlètes surdoués de sa génération comme le seront plus tard Vladimir Yashchenko, recordman du monde à 18 ans, ou le cubain Javier Sotomayor, actuel recordman du monde. Son seul atout est d’être grand.
Il pratique le saut en hauteur avec la technique du ciseau. Cette technique qui a prévalu dans la première moitié du XXème siècle est alors dépassée par le rouleau ventral. Ses entraineurs le poussent à adopter cette nouvelle technique pour progresser plus vite.
Malgré ses meilleurs efforts, il ne parvient pas à la maîtriser. Il termine dernier de son premier championnat, sans réussir à franchir une barre.
Dick Fosbury décide alors de revenir à ce qu’il sait faire et de chercher à l’améliorer. Ecoutons-le :
“J'étais un garçon tout à fait moyen en athlétisme, je savais que je n'étais ni rapide, ni puissant. Il fallait donc que je convertisse toute ma vitesse horizontale en vitesse verticale.
Instinctivement, j'ai supprimé tout blocage à l'appel. J'ai fait de mes manques des qualités. Pour grignoter quelques centimètres, j'ai essayé de sortir mes hanches pendant le franchissement. J'ai remarqué que plus mon bassin s'élevait, plus mes épaules descendaient ; par ce système, mon record s'est amélioré de quinze centimètres ! J'ai donc décidé de travailler dans cette direction.”1
Il travaille encore deux ans pour corriger les défauts constatés et il finit par se retrouver complètement dos à la barre.
Ce nouveau style a l’immense avantage d’abaisser le centre de gravité de l’athlète. Il devient possible de franchir la barre en ayant son centre de gravité en dessous de celle-ci, là où les deux autres techniques (le ciseau et le rouleau ventral) nécessitent d’élever son centre de gravité au-dessus de la barre.
Les lois de la physique que Dick Fosbury, ingénieur en génie civil connait bien, lui permettent de compenser son manque de qualités athlétiques exceptionnelles.
Pour progresser, il peut être plus efficace de chercher à contourner ses faiblesses que de vouloir à tout prix imiter ses concurrents. Le travail et la répétition associés à une recherche systématique de la compréhension de la situation peuvent conduire à la solution innovante, qui permet alors une progression importante.
L’innovation est le fruit de l’indépendance d’esprit
Dick Fosbury a dû affronter beaucoup d’oppositions, de moqueries et de suspicions avant de parvenir à son titre olympique qui a alors renversé la tendance.
Encore adolescent, son entraineur lui inculque le rouleau ventral. N’étant pas à l’aise avec cette technique et tout en n’abandonnant pas son club, ni son entraineur, il travaille en plus, seul, sa propre technique.
Cette attitude démontre une force de caractère et une indépendance d’esprit remarquable pour une personne de son âge. Ces qualités se retrouvent chez la plupart des grands innovateurs.
En tous points, Dick Fosbury a pris le contrepied de ce qui se faisait : passer la tête et non le pied en premier au dessus de la barre, prendre appui sur le pied le plus éloigné de la barre et non sur le plus proche, sauter dos à la barre et non face à elle.
La “pensée latérale” est la capacité à voir les choses autrement et non au travers des modèles en vigueur. Edward de Bono, le célèbre psychologue maltais, à l’origine du concept l’explique comme cela : "Dans la plupart des situations de la vie réelle, les éléments ne sont pas donnés, nous supposons simplement qu'ils sont là. Nous supposons certaines perceptions, certains concepts et certaines limites. La pensée latérale ne consiste pas à jouer avec les éléments existants mais à chercher à changer ces mêmes éléments."2
La plupart des techniques modernes de créativité s’appuient sur la “pensée latérale” pour faire émerger d’une situation d’autres réalités. En résistant à la croyance en vigueur que le rouleau ventral était la technique la plus appropriée, Dick Fosbury a ouvert une nouvelle voie bien plus prometteuse.
L’innovation est la recherche de la simplicité
Il est frappant en écoutant les interviews de Dick Fosbury d’entendre son insistance sur les mots simplicité, facilité, naturel, plaisir, “cool”.
Le rouleau ventral est une technique très élaborée, difficile à maîtriser tant elle demande une grande synchronisation. Le fait de devoir envoyer son pied en premier au-dessus de la barre rend l’exercice très athlétique.
Dick Fosbury a remarqué en outre que le fait de bloquer son élan pour transformer l’énergie horizontale de la course en énergie verticale ne conduisait pas au meilleur rendement.
Dans le Fosbury flop à l’inverse, la transition entre la course et le saut est beaucoup plus douce et naturelle. La conversion d’énergie est maximisée.
Lors de ses années de pratique pour mettre au point sa technique, Dick Fosbury insiste constamment sur sa recherche de la facilité et de la simplicité. A regarder aujourd’hui tous les sauteurs, on peut constater qu’il a réussi, tant les sauts paraissent fluides et naturels, presque sans efforts.
Cette simplicité alliée au succès a permis l’adoption immédiate de la technique. Dick Fosbury explique que dès le lendemain de sa victoire à Mexico, des milliers de jeunes se sont mis à essayer le “Fosbury flop” sur leur lit ou dans les stades.
La simplicité est un vrai levier d’adoption d’une innovation, en particulier par les jeunes générations.
Simple et indépendant
Retenez les leçons de Dick Fosbury pour réaliser vos futurs “pas dans l’inconnu” :
observez les changements de règlementations et l’apparition de nouvelles technologies, qui sont autant d’opportunité d’innover
ne cherchez pas à adopter les démarches qui ne vous conviennent pas, mais cherchez à faire progresser ce que vous faites le mieux en comprenant pourquoi cela ne marche pas parfaitement
soyez indépendant et persévérant
recherchez en premier la simplicité.
En quelques années, le “Fosbury flop” a conquis 100% du “marché”. Ce succès fulgurant est la marque des très grandes innovations qui se caractérisent par leur très grande simplicité qui fait dire à tout le monde : “mais comment n’y avons-nous pas pensé avant ?”
Je vous souhaite un tel succès !
Pour aller plus loin
Le Fosbury Flop ... Innovation ou invention, Stéphane Bigeard, Thierry Blancon
The Innovator’s Question: What Would Fosbury Do?, Shane Snow, Harvard Business Review