L’homme a décidé de retourner sur la lune. Les Américains ont ouvert les hostilités. Après deux tentatives échouées, le décollage de la fusée Artemis a été reporté par la NASA.
Cinquante ans après les premiers vols spatiaux vers la lune, il faut recommencer à apprendre. La technologie a pourtant fait des bonds de géants : la puissance des calculateurs, la précision des simulations, la connaissance des matériaux, l’expérience des lancements de fusée, la science même des fusées ont fait des progrès monstrueux depuis Niels Amstrong.
On pourrait penser qu’atteindre la lune aujourd’hui est plus facile qu’en 1969. Le redémarrage de la course au satellite terrestre nous montre que ce n’est pas si simple.
La technologie, la physique ou la chimie se mettent souvent en travers du chemin de l’innovateur. La réalité a la tête dure et la volonté ou la motivation ne suffisent pas toujours pour réussir.
Pourquoi la technologie fait-elle barrage à l’entrepreneur et à l’innovateur ? Quels sont les différents types de problèmes rencontrés ? Comment réagir pour les surmonter ? De quoi faut-il être conscient avant de se lancer ?
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Trois artistes innovants à découvrir
J’apprécie particulièrement les artistes qui innovent dans les techniques, qui créent un type d’œuvre qui n’existaient pas avant, qui s’affranchissent des conventions pour créer leur propre univers. J’en ai découvert trois récemment que je vous partage ici :
Simon Beck est un artiste britannique qui crée ses œuvres faites de figures géométriques complexes en marchant des kilomètres dans la neige ou dans le sable. Ces œuvres éphémères sont très impressionnantes. Vous pouvez en découvrir quelques-unes dans cet article.
Saype (Guillaume Legros) est un artiste français qui se consacre également au land-art. Il peint d’immenses œuvres figurant des personnes, sur des prairies, des pelouses ou des plages avec une peinture biodégradable qu’il a lui-même mise au point. Pour découvrir ses œuvres, vous pouvez visiter son site web.
Boubou Niang est un artiste sénégalais qui peint principalement des portraits de célébrités, souvent à l’envers et presque toujours avec des objets insolites en guise de pinceau. Le résultat est bluffant. Il filme ses performances et les diffuse sur son compte Instagram.
Les innovations qui violent la physique
Les incubateurs et les banquiers de l’innovation connaissent ces dossiers du moteur perpétuel ou de la source d’énergie infinie !
Un jour, j’en ai lu un qui commençait ainsi. “Supposons que le photon ait une masse”. S’ensuivait des dizaines de pages de calcul enchainant les formules de physique qui étaient justes pour celles que j’ai regardées, pour arriver à la conclusion que de l’énergie était produite à partir de rien ! C’était donc l’invention du siècle, qui nous servirait bien aujourd’hui.
Malheureusement, tout le monde (ou presque) sait que le photon a une masse nulle !
Il n’y a pas d’innovations qui violent les lois établies de la physique ou de la chimie ! Il est inutile d’en chercher !!
On ne triche pas avec la physique
Toute innovation technologique inerte met en jeu des systèmes plus ou moins nombreux et plus ou moins complexes, mais à la base ces systèmes sont régis par les lois de la physique et de la chimie. (Pour ce qui est des innovations dans le domaine du vivant que je ne traiterai pas ici, ce sont les lois de la biologie, de la biochimie ou de la biophysique qu’il faut appliquer.)
Lorsque quelque chose ne fonctionne pas comme prévu, ou comme voulu, il est souvent essentiel de se souvenir de cette réalité : on ne négocie pas avec la physique et la chimie, car elles ont toujours raison.
Il n’est cependant pas rare que les entrepreneurs, épris par le désir de voir leur rêve se réaliser et pris en tenaille par les contraintes temporelles et financières, cherchent à contourner consciemment ou inconsciemment les lois de la physique et de la chimie.
Cette voie est une impasse assurée.
L’exemple le plus médiatisé d’une telle fuite en avant suicidaire est celui d’Elisabeth Holmes. Elle lance Theranos à 19 ans, avec la promesse de réaliser grâce à sa machine plus de 120 tests médicaux à partir d’une seule goutte de sang. Rapidement, elle convainc des investisseurs pour développer sa machine révolutionnaire. Dix ans plus tard sa société est valorisée 9 milliards de dollars, ce qui fait d’elle la plus jeune milliardaire de la tech. En 2015, le Wall Street Journal révèle que Theranos n’utilise pas sa propre machine pour réaliser les tests vendus aux clients car celle-ci ne fonctionne pas. S’ensuit une descente aux enfers, qui doit se terminer très bientôt avec l’annonce de la peine retenue contre Elisabeth Holmes suite à son procès pour fraude en janvier dernier.
Il n’y a pas d’innovations qui trichent avec les lois de la physique. Celles et ceux qui le croient le payent très cher !
Quand la probabilité est infime, c’est impossible
Alain était (il est malheureusement décédé depuis cette aventure) un informaticien surdoué, dont les connaissances et les intuitions allaient bien au delà des lignes de code.
En 2009, il vient nous voir car il a inventé une brique de construction à partir de papier et de chaux. Ce matériaux léger présente d’excellentes qualités d’isolant thermique et phonique tout en piégeant du CO2. Un vrai matériau écologique d’avenir! Alain a réussi à le synthétiser à petite échelle et il faut maintenant étudier comment le produire en quantité.
Tous les chercheurs chimistes consultés prétendent que la réaction chimique qui décrit ce qui se passe dans le procédé d’Alain est impossible. Obstiné, Alain construit une machine. A force d’acharnement, il réussit même à produire quelques briques de la taille voulue. La réaction est impossible, mais pourtant elle marche ! Nous en sommes témoins ! Tout cela est un mystère.
Le business-plan donne des perspectives intéressantes. Alain imagine déjà son usine. Un ingénieur des Arts et Métiers croit au projet et s’associe avec lui. Alain continue à travailler sur sa machine. Comme tous les inventeurs, un jour il la démonte pour la peaufiner. C’est le début d’une longue période de galère. Pendant plus de deux ans et malgré tous ses efforts, Alain ne parvient pas à fabriquer de nouvelles briques. Les chercheurs avaient-ils raison ?
En fait, la réaction en question est réputée impossible, car les conditions physiques qui la rendent possible sont si spécifiques et si précises, que la probabilité qu’elles se produisent est très faible. Par le plus grand des hasards, ces conditions étaient réunies dans la première machine d’Alain et ne purent jamais être retrouvées par la suite. Cette expérience revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin.
Même si la réaction était possible (Alain l’avait fait), elle n’était pas industriellement possible, car l’industrie demande une certaine marge d’erreur sur les paramètres à utiliser, sous peine de faire croître exponentiellement les coûts.
Cette histoire illustre dans une certaine mesure ce qui pourrait se passer avec la fusion nucléaire : des milliards d’euros sont aujourd’hui investis depuis plus de 60 ans pour tenter de maîtriser sur terre la réaction qui se produit dans le soleil. Je suis persuadé que ces recherches aboutiront. La grande question qui se pose est plutôt la suivante : les ingénieurs seront-ils capables de fiabiliser le process, pour faire de la fusion une source industrielle d’énergie ? L’avenir le dira.
Il n’est pas d’innovations économiquement viables, si les conditions d’usages sont si pointues et si délicates, qu’elles ne peuvent être facilement reproduites.
La conception conditionne presque tout
Beaucoup d’entrepreneurs dont les innovations s’appuient sur des technologies ne sont pourtant pas eux-mêmes des techniciens. Ils ont une connaissance approfondie d’un métier, d’une situation, d’un usage qui leur permettent d’imaginer une innovation solutionnant un problème dans le domaine qu’ils maîtrisent.
Leur défi consiste alors à chercher une équipe technique capable de mettre au point l’innovation qu’ils ont imaginé.
Il y a pratiquement toujours de nombreux chemins techniques différents pour réaliser une fonction souhaitée par un innovateur. Dans certains cas, ces chemins peuvent s’appuyer sur des technologies de base fort différentes. A titre d’illustration, on peut mentionner la fonction “frein” sur un véhicule qui peut être réalisée soit par un moyen mécanique, en utilisant la friction (frein à disque), soit par un moyen électrique sans friction (frein à courant de Foucault).
De même, au moment de la fabrication d’une pièce, plusieurs technologies sont disponibles. Pour une pièce plastique par exemple, on peut envisager l’impression 3D, l’usinage, l’injection, l’extrusion, le rotomoulage et bien d’autres variantes encore.
Pas simple pour un non technicien de prendre une décision.
Pourtant une grande partie de la réussite du projet se joue au moment des choix de conception et des techniques de production : l’atteinte des performances dépend surtout de la conception, et dans une moindre mesure de la qualité de la production. Le coût de revient peut varier énormément entre deux choix de conception, mais également entre deux choix de production.
Voici quelques conseils issus de l’accompagnement de nombreux entrepreneurs non techniciens, pour minimiser les risques au moment de la conception du produit :
S’intéresser aux questions techniques : vous n’êtes pas ingénieur ou technicien, ce n’est pas une fatalité. Il faut absolument s’intéresser à la technique, chercher à comprendre en posant des questions même naïves, lire des livres de vulgarisation, échanger avec plusieurs experts, regarder des vidéos sur youtube. Je suis souvent bluffé de voir les progrès rapides réalisés par les non-techniciens qui se mettent à s’intéresser à la technologie. Vous aviez une aversion pour les maths et la physique au collège, rassurez-vous : à l’âge adulte, avec du recul et une motivation nouvelle, tout cela vous paraîtra très différent de vos souvenirs.
Consulter plusieurs experts : l’erreur la plus répandue est de faire confiance au premier expert rencontré, surtout s’il est sympathique et pas cher ! Les plus performants sont généralement un peu plus pénibles (ils disent souvent “non, ce n’est pas possible”) et plus chers. Il faut comprendre comment les experts fonctionnent : ils ont leurs dadas qui biaisent leur jugement, et leur égo qui les empêche de prendre des risques ou de sortir de ce qu’ils connaissent. La seule et unique façon d’éviter ces pièges est d’en consulter plusieurs : soit, vous entendrez le même avis, ce qui rend le choix facile, soit ils ne seront pas d’accord, mais vous aurez pour chaque choix, les avantages prônés par les supporters et les inconvénients pointés par les détracteurs ! Il faudra alors définir des critères de choix et peser le pour et le contre.
Bien comprendre la différence entre un ingénieur et un designer : un ingénieur maîtrise les technologies et les sciences qui les sous-tendent, un designer assemble des systèmes pour remplir une fonction. Les deux sont complémentaires et le choix de l’un pour faire le travail de l’autre conduit généralement au résultat suivant : un bel objet qui marche mal ou un objet qui marche mais qui n’est pas ergonomique. Je vous laisse deviner qui est le père de ces deux produits tout aussi insatisfaisants l’un que l’autre.
Identifier les verrous : une fois la conception définie, et avant de passer au prototype, il est essentiel d’obtenir un consensus auprès d’un panel d’experts, sur les points critiques de la conception qui risquent de faire échouer le projet. Si ces points sont peu nombreux, ce qui est généralement le cas, il est alors préférable de procéder à un test réel de ces points critiques avant de construire le produit dans sa totalité. Cela peut sembler une perte de temps, mais l’expérience montre que c’est plutôt un gain au final, et cela conduit surtout à une économie qui peut être substantielle si le verrou est plus résistant que prévu et qu’il faut faire plusieurs essais.
Consacrer un budget suffisant à la conception : les moyens étant limités, les entrepreneurs préfèrent souvent consacrer leur argent à la réalisation (pour avoir quelque chose à montrer) qu’à la conception qui reste une phase immatérielle d’étude. L’expérience montre que ce qui n’est pas dépensé au début, devra l’être plus tard et que c’est alors plus cher. En effet, celui que vous consultez suite à un échec d’un premier prototype a tendance et c’est bien naturel à gonfler son devis craignant des pièges qu’il n’aurait pas soupçonné en première instance.
Il est parfois dit dans l’ingénierie qu’après la conception, 80 % des coûts d’un projet sont définis. Ceci signifie qu’une fois les choix de conception faits, il reste peu de variables sur lesquelles jouer pour faire baisser le coût. La conception est donc bien la phase critique d’un projet technique.
Attention aux transitions
Les phases normales d’un projet de développement d’une innovation technique sont les suivantes :
conception,
tests sur les verrous technologiques identifiés,
maquette : réalisation fonctionnelle simplifiée, éventuellement à échelle réduite et avec des matériaux moins onéreux, pour vérifier que la conception a rempli le cahier des charges. La maquette peut parfois être remplacée par une maquette virtuelle,
prototype : première réalisation complète à l’échelle et avec les vrais matériaux,
pré-série : réalisation d’une petite quantité pour valider la maîtrise des fournisseurs, la répétabilité des performances, affiner les coûts de revient, et livrer les clients “early-adopter”,
série : production en quantité suffisante pour optimiser les coûts, tout en s’adaptant au pipe commercial.
Suivant la complexité du projet, chaque étape pourra faire l’objet de plusieurs itérations. J’ai même accompagné un projet où le test sur le verrou technologique a conduit à engager plusieurs années de recherche fondamentale pour trouver une solution. Même si une solution a été trouvée et brevetée, l’entreprise ne s’en est pas remise.
Les difficultés dans les transitions maquette-prototype ou prototype-pré-série sont souvent mésestimées par les entrepreneurs. Une fois la maquette réalisée, beaucoup pensent que le plus dur est passé. Ils planifient alors le prototype et la pré-série avec des délais courts et lancent la commercialisation.
Les déboires fréquemment rencontrés dans ces transitions sont alors traumatisants pour le moral (c’est là qu’on entend pour la première les phrases du type “j’arrête tout”), très douloureux pour les finances, et frustrants pour les premiers clients qu’il faut faire patienter.
Que peut-il se passer dans ces transitions qui soit si compliqué ? Trois exemples qui ne sauraient être les seuls mais qui sont très courants :
le petit paramètre qui change tout : personne ne construit son prototype exactement comme sa maquette, ou ne lance sa pré-série en faisant un copier-coller du prototype. Il y a toujours des détails qu’on pense pouvoir améliorer, des nouvelles demandes clients qu’on pense pouvoir intégrer, ou tout simplement (et c’est le pire) des nouvelles fonctionnalités qu’on veut ajouter.
La confiance acquise par la maquette ou le prototype qui donne toute satisfaction, incite à baisser la garde.
La douche est souvent froide. Alors que tout marchait, plus rien ne marche. Un paramètre a priori sans importance a été modifié. Quelques exemples en vrac : la taille d’un capteur, le fournisseur d’un composant, la formulation de la colle, la fréquence du moteur, l’inclinaison des roues, la pression du gaz, etc…
C’est souvent là que la physique se rappelle à nos bons souvenirs. Il y a des corrélations cachées qui sont parfois bien subtiles. Je raconte dans UPI#26 une aventure de ce type très inattendue qui m’est arrivée quand j’étais chercheur.la fiabilité des fournisseurs : construire un produit, ce n’est pas seulement imaginer des solutions techniques, c’est aussi créer une chaine de valeur où chaque étage des fournisseurs, des sous-traitants et des salariés va apporter sa contribution reproductible et fiable.
Le sous-traitant qui a su faire la pièce unique du prototype sans trop faire attention au temps passé, car il voulait avant tout vous satisfaire pour s’assurer un marché, va se rendre compte pendant la pré-série que les pièces sont infaisables au niveau de qualité attendue avec le budget qu’il a estimé. Il va alors rogner sur le temps de finition et c’est ce détail qui va gripper toute la production.le passage à l’échelle : la chimie est particulièrement retorse lorsqu’on veut lui imposer un passage à l’échelle. Le process qui marche dans un tube à essai ne va pas automatiquement fonctionner dans une cuve de 5000 litres. De la maquette au produit final, il faudra probablement plusieurs étapes pour ajuster progressivement les paramètres du process. Qui dit chimie, dit donc agroalimentaire, cosmétique, pharmacie, environnement, etc…. Dans les projets de ces domaines, il faut donc bien prévoir les coûts et les délais nécessaires au franchissement de ces diverses échelles.
Comment réagir lorsque l’imprévu survient au moment d’une de ces transitions ?
Quelques conseils plus faciles à donner qu’à suivre :
Rester calme car c’est normal. Il serait même surprenant que cela n’arrive pas. Tous les entrepreneurs qui ont réussi ont connu ce genre de déconvenue. Cela fait partie des itérations qui forgent l’expérience.
Résister à la tentation qui pousse à changer quelque chose et à relancer tout de suite un nouveau prototype sans avoir fait les analyses suffisantes : une erreur a été commise sans que l’intuition ne s’en méfie. Pourquoi a posteriori, l’intuition comprendrait-elle tout de suite d’où vient le problème ?
Consulter largement des experts pour confronter les avis jusqu’à acquérir une conviction d’où vient le problème.
Procéder à des mesures et des tests pour consolider des hypothèses.
Refaire une étape de validation partielle : une fois le problème identifié et une solution élaborée, ne pas relancer tout de suite la présérie, mais refaire un test significatif de la solution à la bonne échelle.
Être transparent avec les clients qui attendent, sans toutefois donner trop de détails de peur qu’ils ne commencent à douter.
Avoir toujours prévu que quelque chose se passe mal et provisionner des réserves financières : oui, je sais ce n’est pas toujours possible, mais je le dis quand même !!
Même la NASA n’a pas réussi son passage de la maquette au prototype ! C’est bien que ce n’est jamais évident et qu’il faut donc s’y attendre !
Et pour conclure avec humour
Les problèmes quasi inévitables rencontrés dans la mise au point d’une innovation technologique résultent presque toujours de l’humeur de la physique et de la chimie !
quand on viole leur règles, l’innovation est impossible,
quand on triche avec elles, l’addition se paye cash,
quand on fleurte avec leurs frontières, la réussite devient très improbable,
quand on les brusque en changeant trop vite les paramètres, elles nous rappellent à l’ordre en provoquant quelques désagréments.
Oui, je sais, je suis physicien de formation et donc mon analyse est sans doute biaisée!
Mais je pense qu’il est bon de prendre conscience que derrière toute technologie, il y a d’abord des lois fondamentales qui ont la tête dure !
Bien domptées, elles font toutefois des miracles !
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