J’étais à Bordeaux il y a quelques jours. Découvrir le système de transport public d’une ville est toujours une expérience intéressante, tant les principes généraux de fonctionnement sont partout identiques, mais les déclinaisons opérationnelles et les modalités pratiques font preuve d’une grande diversité et peuvent parfois être surprenantes.
Pour rejoindre la gare depuis une zone d’activités éloignée, je dois prendre le bus à un arrêt isolé. N’ayant pas de ticket et craignant que le bus n’en vende pas (premier accroc de fluidité du service, il n’est pas indiqué à l’arrêt la possibilité ou non d’acheter au conducteur), je vais sur le site de l’opérateur pour tenter l’achat en ligne ou la recharge de mon ticket aller qui semble une possibilité proposée. Après avoir créé un compte et rentré mes informations personnelles (deuxième accroc, en quoi est-ce nécessaire pour l’achat d’un ticket ?), je crois enfin arriver au bout quand je découvre que pour obtenir le billet, il faut télécharger l’application et entrer à nouveau ses coordonnées bancaires. Avant que je n’arrive au bout du process et après y avoir passé dix minutes (je vous ai épargné quelques étapes et quelques autres accrocs de fluidité), le bus arrive alors que je n’ai toujours pas de ticket. Je demande au conducteur et je découvre qu’il est possible d’acheter un ticket. Je sors mon porte-monnaie et en moins de 20 secondes, me voilà titulaire du précieux sésame.
Le numérique n’est pas toujours facteur de simplicité, surtout quand les concepteurs ne font pas l’effort d’étudier le parcours client et regardent le service de leur point de vue.
La simplicité contribue grandement à la fluidité de la vie en général, des relations et des actions en particulier et participe évidemment à abaisser le niveau de stress.
J’ai déjà écrit sur ce sujet (voir UPI#69 et UPI#50), mais j’y reviens car le sujet est essentiel et n’est jamais épuisé.
Nous savons toutes et tous (ou presque !) que la simplicité facilite la vie.
Et pourtant la fameuse “usine à gaz” réapparaît en permanence telle une hydre immortelle, dès lors que la garde est abaissée, comme si nous étions naturellement porté vers la complexité !
Quelles sont les causes principales de cette dérive chronique dans les entreprises ?
la paresse : faire simple nécessite de gros efforts. La simplicité est le résultat d’un processus itératif fastidieux, d’un aller-retour intensif entre théorie et terrain, entre conception et test. Il est bien plus simple de produire un premier jet, de vaguement vérifier que cela fonctionne et de s’en tenir là.
l’incapacité à voir avec les yeux de l’autre : la conception d’un produit ou d’un service n’est pas faite pour soi mais pour l’utilisateur futur. Il y a donc une impérative nécessité à prendre du recul, à se mettre dans la peau du client, à exprimer de l’empathie pour voir avec les yeux de l’autre. Notre société égoïste, autocentrée et individualiste ne nous prépare pas à cela. Il faut s’y contraindre et faire un effort important.
l’excès de règles : l’obsession pour la précaution, la propension à se couvrir, la déresponsabilisation de l’individu, œuvrent en faveur de l’ajout de surcouches sécuritaires, de process redondants, de fonctionnalités inutiles qui conduisent immanquablement à la complexité.
l’absence de choix : un produit ne peut convenir à tout le monde. Rajouter des fonctionnalités pour chaque sous-ensemble d’utilisateurs, même s’ils ne représentent qu’une infime proportion est une injure à la simplicité répétée à l’envie. Faire des choix forts, assumer son positionnement sur un segment précis est un pré-requis à la simplicité.
la technomania : la technologie n’a jamais été un gage de simplicité (voir l’exemple cité en préambule). La technologie envahit notre quotidien, même là où elle n’a rien à y faire. Les entreprises confondent technologie et innovation, alors que souvent l’innovation non-technologique apporte une valeur infiniment supérieure. La technologie est un échappatoire facile pour éviter l’effort de repenser la chaîne de la valeur et adresser les problématiques humaines et sociales qui sont souvent les vrais freins au progrès.
l’existence des fraudeurs : quand les gens honnêtes payent pour les voyous, la simplicité est prise en otage. Portail de cybersécurité, fouilles interminables, double authentification, les occurrences des complexités destinées à écarter les voyous nous polluent l’existence. Je rêve utopiquement d’un monde de gens honnêtes qui pourraient vivre une existence beaucoup plus fluide !
Les causes de l’absence de simplicité sont multiples et on pourrait encore citer l’incompétence, le manque d’engagement ou plus vulgairement le “je-m’-en-foutisme”, la volonté manifeste de compliquer pour dissuader (comme par exemple le processus de désinscription de certains services), ou encore l’appétence maladive pour la sur-administration.
Toutes ne sont pas adressables par l’entrepreneur qui veut proposer un produit ou un service, mais il peut déjà faire beaucoup en appliquant quelques règles simples :
ne pas se prendre pour le client de son produit ou service : il est commun et bien normal qu’un problème personnel ou une situation rencontrée sur son parcours déclenche une idée de produit ou de service, qui une fois sur mille va conduire à une aventure entrepreneuriale. Ce légitime point de départ ne doit jamais constituer un point d’arrivée. L’impulsion initiale doit être suivie d’un minutieux travail d’enquête et de fastidieuses expérimentations pour s’assurer qu’une cible suffisante adhère à l’innovation et qu’elle y voit une simplification à haute valeur ajoutée.
rejeter l’exhaustivité : un des péchés mignons les plus répandus chez les entrepreneurs passionnés est la volonté boulimique de mettre en œuvre toutes leurs idées, dont le pendant chez les entrepreneurs technophiles est de croire que tout ce qui est techniquement possible est automatiquement nécessaire. Ces travers souvent mortels sont essentiellement antinomiques de la simplicité et conséquemment sources d’échec. La désintoxication à l’exhaustivité peut-être aussi difficile que l’abandon de certaines addictions et nécessite évidemment une introspection pour en comprendre les ressorts et les origines. La guérison est à ce prix.
diffuser la culture de la simplicité : nous l’avons vu, la simplicité demande des efforts permanents. Pour qu’elle triomphe dans la durée, elle doit être au plus haut des valeurs de l’entreprise, infuser tous les départements de celle-ci. Le top management doit donner l’exemple de façon outrancière et vivre dans une simplicité à 360 degrés. Les process internes doivent refléter la volonté de simplicité pour la rendre concrète. L’organigramme doit transpirer la simplicité rationnelle.
favoriser la remontée de terrain en interne : qui mieux que l’opératrice sur une ligne de production, le vendeur dans une boutique, la commerciale sur le terrain, le technicien du service maintenance, la téléconseillère de la hotline a une vision juste de la complexité résiduelle d’un produit, d’un service ou d’un process ? Si ces gens de terrain ne sont pas écoutés, ou pire s’ils sont méprisés par le bureau d’étude ou le service marketing, la simplicité est hors de portée. La ligne doit être directe entre le terrain et les décideurs, ce qui milite pour une hiérarchie la plus plate possible. Pour garder un haut niveau de motivation, la remontée terrain doit être récompensée et suivie d’effets.
associer l’utilisateur : l’écoute de l’utilisateur peut parfois être mal comprise. Elle ne signifie pas plonger tête baissée pour satisfaire la moindre demande, car cela conduit immanquablement à dissoudre la simplicité. L’écoute du client signifie plutôt une attention particulière à la manière dont il use du produit ou du service, une prise en compte de son environnement, une compréhension de sa psychologie, de ses contraintes verbalisées ou non, et bien sûr une analyse détaillée des dysfonctionnements qu’il rapporte.
valoriser la simplicité : l’individu blasé ne peut comprendre la valeur de la simplicité et en apprécier le bienfait. Savoir apprécier les choses insignifiantes, reconnaître l’importance des gestes anodins, avoir de la gratitude pour les détails du quotidien, s’émerveiller de la beauté d’un instant constituent autant de retours à la simplicité qui aident à garder les pieds sur terre et à rester humble.
La simplicité efficace ne se cantonne pas au bon design des produits et des services. Elle couvre aussi le champ du marketing de l’offre et celui plus général des relations humaines.
Les compagnies de téléphonie offrent un service au final simple : l’accès à un réseau performant de transmission des datas. Pourquoi donc, les offres paraissent souvent compliquées, voire illisibles ?
Insérées dans un marché terriblement concurrentiel, et désireuses de ne pas se battre sur le seul critère du prix, elles font preuve d’une créativité débordante pour développer des offres commerciales abondantes agrémentées d’un marketing souvent trompeur, rendant la comparaison entre concurrents impossible.
Le client désemparé et privé de sa capacité à prendre une décision rationnelle ne peut que s’en remettre au talent de l’agent commercial qui saura le convaincre d’acheter l’offre la plus intéressante du moment pour l’opérateur, en priant ensuite que le client ne s’aperçoive pas que bientôt apparaitront de nouvelles offres nettement plus favorables pour lui.
Dans ce paysage artificiellement complexifié, l’offre basique du forfait à 2 € de Free fut une vraie bouffée d’air frais qui continue à ce jour.
Le marketing lorsqu’il ne sert plus à clarifier l’offre pour le client mais est seulement un moyen de maximiser le profit, joue contre la simplicité sans offrir pour autant une garantie de performance.
La simplicité la plus nécessaire et pourtant paradoxalement une des plus difficiles à atteindre est celle des relations humaines.
Celle-ci couvre la sphère professionnelle interne des relations avec les collègues et la hiérarchie, externe de la relation avec les clients et les fournisseurs, mais aussi la sphère sociale, amicale et familiale.
La simplicité des relations repose sur 4 piliers, qui constituent la véritable colonne vertébrale de la vertu individuelle :
l’alignement : il est impossible d’être simple sans un alignement parfait entre ses actes et ses paroles. Celui qui est aligné est prévisible, reproductible, constant, fiable et donc simple pour ses interlocuteurs. Le menteur, le fourbe, le “faux-cul” est hiératique dans ses comportements qui s’adaptent aux circonstances pour maximiser son agenda caché, flou dans la lecture de sa personne qu’il offre aux autres puisqu’il est versatile et multiforme, et enfin non fiable ce qui engendre une complexité dans la relation sur le long terme. Pour approfondir, lire UPI#9.
l’assertivité : la capacité à dire les choses telles qu’elles sont et non de façon politiquement correcte ou intentionnellement trompeuse, est une qualité rare dans le monde du management, même si elle figure dans tous les bons manuels. Plutôt que d’essayer de décrypter le message au travers de signes non verbaux ou d’intonations plus ou moins interprétables, l’interlocuteur d’un assertif n’a qu’à prêter attention à ce qui est réellement dit sans se perdre dans des élucubrations hasardeuses. C’est donc très simple. Malheureusement, nous sommes tellement habitués à écouter des discours tortueux, que nous sommes tentés d’interpréter les mots d’un assertif pour trouver ce qui se cache derrière.
la clarté : une personne alignée et assertive n’atteindra pas la simplicité si elle ne s’exprime pas avec clarté. La formule de Boileau “ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement” est d’une actualité brûlante, tant les mots perdent de leur précision à force d’être maltraités par une éducation en manque d’exigence et des médias sociaux en recherche de sensationnalisme. Lire les classiques, travailler sa logique, bichonner son raisonnement sont les briques nécessaires de la construction d’une parole claire. Pour approfondir, voir UPI#134.
l’humilité : la simplicité n’est pas possible sans humilité. Savoir que quelque soit notre position, nous ne sommes qu’un individu fragile, éphémère et dépendant des autres, et le conscientiser régulièrement, ne peut qu’aider à rester simple.
La traduction non verbale de la simplicité dans le comportement est aussi indispensable pour la qualité des relations.
Le ridicule des gens qui se prennent au sérieux, qui manifestent les signes extérieurs du pouvoir, qui mettent volontairement de la distance pour affirmer leur statut n’est qu’une construction artificielle pour exprimer une fiction inversement proportionnelle à la réalité. Les gens vraiment intelligents, vraiment puissants sont simples, car ils ont compris que le théâtre du paraître est une prison dorée.
Malheureusement, l’entreprise comporte son lot d’arrivistes qui cherchent à endosser des costumes trop grands pour eux plutôt que de travailler assidûment. Résistons à cette tendance amplifiée par la place croissante occupée par la communication.
La simplicité réduit le stress, améliore la performance, augmente la qualité des relations.
En un mot, la simplicité est un gage de bonheur !
Merci Christian pour cette belle authenticité et cette brève si inspirante. Je pense que beaucoup de personnes devraient en prendre de la graine.
C'est un tel plaisir de vous lire. Je trouve que vos mots sont alignés avec votre discours. Pour moi, vous êtes clair, précis, concret et vous illustrez la simplicité rien que par cet article. Vraiment je salue votre clarté d'expression dans tous vos articles. Vous mettez des mots sur beaucoup de choses que je ressens, que j'observe et ça fait un bien fou. J'ai souvent l'impression que nous étouffons aujourd'hui d'un manque de simplicité. J'avoue que spontanément je peux rendre les choses compliquées (question de personnalité ? formatage pro ?) et côtoyer des gens qui vont à l'essentiel m'aide à faire simple. Merci pour cet article éclairant et qui, comme à chaque fois, me donne de l'élan.