Mon titre est provocateur, je le sais. Mais je vais essayer de vous démontrer que c’est une philosophie qui change la perception du travail.
Je lisais il y a quelques semaines un article qui remettait en cause l’étymologie communément admise du mot travail.
Comme moi surement, vous avez entendu que travail viendrait de “tripalium” un instrument romain à trois pieux qui servait à immobiliser les animaux rétifs mais aussi à torturer. Il en résulte une connotation négative, douloureuse et punitive du travail qui alimente une idéologie combative qui s’érige contre le travail qui ne serait qu’une aliénation au service de quelques-uns.
Je n’ai jamais aimé ce rapprochement entre travail et torture et je n’ai jamais ressenti cela. Cela s’explique peut-être par ma culture protestante calviniste qui valorise le travail comme une action qui contribue à l’élaboration d’une société fraternelle, ou plus légèrement par le fait que mon grand-père me rappelait régulièrement que notre patronyme s’accordait très bien avec le mot travail, et qu’il était donc hors de question de trahir cette résonnance.
Mariette Darrigrand dans son ouvrage récent “L’atelier du tripalium, non, travail ne vient pas de torture !”, remet en lumière l’étymologie la plus probable du mot travail, qui descendrait du latin “trabs” qui signifie “poutre”, mais aussi “arbre” lorsqu’il s’élève bien droit prêt à devenir une poutre. Depuis toujours, le bois est un des matériaux les plus travaillés par l’homme pour fabriquer les objets de son quotidien à commencer par sa maison. Il n’est donc pas étonnant que le bois de la poutre puisse véhiculer l’idée de travail. Dans les vieilles maisons, lorsque les poutres grincent, on dit même qu’elles travaillent !1
Le mot “trabs” est aussi à l’origine de “trieb” en allemand (pulsion) et de “travel” en anglais (voyage). Le mot “werk” en allemand et “work” en anglais sont apparentés au grec “ergon” qui signifie “faire œuvre”.
Ces considérations linguistiques rapides élargissent la vision qu’on peut se faire du travail qui ne saurait être réduit à sa dimension de pénibilité. Je vous propose de creuser ces pistes.
Avant de commencer
L’article précédent (UPI#154) abordait le sujet du business model et en particulier la façon d’en changer pour améliorer les performances de son entreprise.
Cet article était paru le jour même de mon webinaire sur le sujet.
Pour celles et ceux que cela intéresse, le webinaire est maintenant en replay sur Youtube et vous pouvez le visualiser en cliquant ici.
Le travail produit la fierté
La meilleure représentation du travail que je puisse proposer est celle de l’accomplissement d’une œuvre d’abord imaginaire.
L’humain est doté du pouvoir incroyable d’imaginer les choses avant de les faire. Quelle que soit l’action dans laquelle on se lance, elle existe d’abord dans notre cerveau, avant de prendre forme par le fruit de notre travail.
Le travail est donc avant tout ce qui permet de concrétiser un rêve, de transformer une vision en réalité tangible, de matérialiser des mots abstraits en œuvre bien réelle.
Ce pouvoir quasi magique de transformation des idées en réalité physique est celui du travail.
Qui n’a jamais éprouvé ce sentiment intense de joie mêlée de fierté après avoir terminé une œuvre qu’il avait imaginée. Que ce soit un gâteau, un meuble, une maison ou un livre, le sentiment est le même.
Ce sentiment profond est jouissif et constitue un vrai moteur à l’action humaine.
Il y a quelques mois, nous avons décidé d’ouvrir un espace de coworking. Ce dernier vendredi, nous avons organisé son inauguration. J’ai pu voir chez tous les collaborateurs qui avaient contribué par leur travail à l’émergence de ce lieu en un temps assez court, toute la fierté et la joie qu’ils éprouvaient à la vue du résultat et à l’écoute des réactions de celles et ceux qui le découvraient.
Le travail qui permet d’atteindre cet état émotionnel positif ne peut donc être résumé à une torture ! Il peut certes être difficile, pénible voire douloureux, mais conduit à un résultat qui efface ou en tous cas minimise beaucoup sa pénibilité.
Le travail élève la connaissance
C’est en forgeant qu’on devient forgeron dit le dicton. Le travail est le lieu même des apprentissages. Travailler est le moyen d’acquérir de nouveaux savoirs et savoir-faire, d’accumuler de l’expérience.
Apprendre est la meilleure façon de rester jeune et alerte d’esprit. C’est aussi une façon d’assouvir sa curiosité et d’éviter l’ennui.
Je considère un peu caricaturalement que lorsque un employé maîtrise un sujet, il faut lui en donner un autre qu’il doit apprendre.
D’un point de vue purement économique, il peut à première vue sembler plus productif d’”exploiter” le plus longtemps possible le savoir-faire longuement acquis de quelqu’un. C’est là que le fameux retour sur investissement sera le meilleur.
En prenant un peu de hauteur, on peut réaliser que maintenir quelqu’un à un niveau identique de connaissance pour mieux le rentabiliser est un calcul productiviste primaire qui s’avèrera faux dans la durée.
Répéter indéfiniment ce que l’on sait faire favorise l’ennui et la démotivation, là où s’attaquer à de nouveaux sujets redonne un élan et crée des liens entre les compétences profitables à l’entreprise.
Tout comme l’eau fraîche se trouve dans les ruisseaux et non dans les mares, les humains créatifs, motivés et heureux se trouvent là où le travail évolue sans cesse.
Le sens du travail se trouve dans l’accomplissement d’une œuvre
Certains rétorqueront avec raison que cette vision élévatrice du travail ne s’applique pas à tous les métiers. L’ouvrier qui emballe des produits en bout de chaine de production et reproduit les mêmes gestes des milliers de fois par jour pendant des années ne verra sans doute pas le travail de cette façon.
Le fordisme et avant lui l’esclavagisme ont ôté au travail sa valeur émancipatrice et plus grave encore son sens.
La technologie devrait normalement nous permettre de les retrouver. Je suis encore choqué en visitant des usines qu’il demeure des tâches répétitives alors que la robotique est très avancée. On me répond généralement en m’expliquant que les robots sont encore limités ou que le retour sur investissement n’est pas assez important. Je ne crois pas vraiment que ce soient les vraies raisons.
Il demeure encore du travail dénué de la possibilité d’apprendre par peur du salarié de se confronter à ce qu’il ne connaît pas et par peur du patron de voir chacun progresser et devenir plus exigeant.
Marriette Darrigrand explique fort justement que le fordisme en découpant le travail en micro-tâches répétitives a privé l’humain de la fierté de l’œuvre accomplie. Elle prône un retour à la vision artisanale du travail où chacun est clairement impliqué dans la construction d’une œuvre complète au sein d’une équipe réduite qui y participe du début à la fin.
Cette organisation du travail autour d’œuvres à réaliser en équipe est assurément une façon de redonner du sens au travail, de restaurer la fierté des collaborateurs et par là-même générer du plaisir.
Le problème aujourd’hui n’est plus tant dans les usines, que dans les organisations administratives où les process de traitement des dossiers ont privé de sens bien des tâches.
J’ai dû récemment faire un tour aux urgences. Outre l’état assez pitoyable des locaux, le process d’admission paraît ridicule à celui qui le découvre. Il faut sonner avant de pouvoir se présenter au guichetier (je me suis fait reprendre pour être entré pendant que quelqu’un sortait !) dont la première action et de m’envoyer voir l’infirmière (sic, même si ce jour-là c’était un infirmier !) située dans le box d’à côté, qui me renvoie aussitôt au guichetier décliner mon identité et mon adresse, alors que toutes ces infos sont déjà dans la carte vitale qu’il suffirait de lire. Après une interminable attente, je suis reçu par une autre infirmière qui reprend mon identité et me pose enfin quelques questions sur le problème, pour finalement m’indiquer que les urgences sont fermées et qu’il faut aller dans un autre hôpital où le process recommence, à peu près identique. J’ai du mal à croire qu’avec un peu de bonne volonté et sans moyens supplémentaires, il ne soit pas possible de faire mieux et de rendre leur dignité au personnel.
Le découpage en micro-tâches des process administratifs est non seulement déshumanisant, mais aussi coûteux, inefficace et énervant pour le client. On peut espérer que l’IA puisse apporter quelques améliorations à cette situation et rendre à ceux qui resteront un peu de plaisir au travail.
Le travail donne du bonheur aux autres
Dans les métiers du service, il est dans doute plus difficile de se réaliser dans l’accomplissement d’une œuvre. Le plaisir dans ce cas vient d’ailleurs.
Le plaisir vient d’apporter du soulagement, de la joie, du bonheur ou du plaisir aux autres, la gradation dépendant du type de service réalisé.
Le livreur de e-commerce apporte du plaisir, la sage-femme apporte du bonheur, le comédien apporte de la joie et l’infirmière du soulagement. Dans tous les cas, cet échange émotionnel qui résulte du travail rebondit vers celui ou celle qui effectue le service et procure en retour un plaisir et même une joie, suivant l’adage biblique qui dit “qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir”.
Pour éprouver ce bonheur du service, il faut bien sûr une vocation. Les métiers du service doivent résulter d’un choix et non d’une situation subie. Ils nécessitent aussi les conditions favorables à leur exercice. Lorsque ces conditions se dégradent comme par exemple à l’hôpital ou dans les maisons de retraite, le personnel subit une pression, voire un harcèlement peu propice à l’attention aux autres et à la réception des émotions positives.
Le rôle des managers dans les métiers de service est de créer les conditions de l’exercice du service épanouissant pour celles et ceux qui le donnent.
Le travail développe les relations
Nul ne parvient à quoi que ce soit seul. Le travail s’accomplit au travers de la coopération avec d’autres professionnels au sein d’un service, d’une équipe projet, d’un consortium coopératif ou d’un collectif d’indépendants.
Travailler avec d’autres développe la nécessité de s’adapter avec des personnalités différentes, de découvrir la richesse de la différence et la complémentarité des talents.
Tout cela peut sembler idyllique, alors que bien souvent on constate des ambiances délétères entre des gens qui ne s’apprécient pas mais doivent travailler ensemble.
La bonne entente d’une équipe ne va pas de soi. Elle nécessite de bien constituer l’équipe en amont, de poser les règles justes au départ, de régler promptement les conflits et de former chacun à l’écoute et au respect de l’autre, tout en encourageant les dynamiques collectives et non les aspirations individuelles.
Dans le monde individualiste d’aujourd’hui, ces dynamiques collectives positives sont plus difficiles à maintenir. Elles constituent pourtant un des fondamentaux du travail. Le compagnonnage, les confréries, et les corporations ont montré par le passé toute la richesse de cette vision plus collective du travail. Le sentiment d’appartenance à une équipe, l’attachement à la marque dans les entreprises à forte culture sont des éléments importants pour donner du sens au travail et procurer du plaisir.
Cette approche d’un collectif soudé qui n’existe qu’au travers de valeurs partagées n’est pas incompatible avec le juste équilibre vie personnelle-vie professionnelle comme voudraient le faire croire les apôtres du désengagement au travail afin de préserver la personne.
Et l’entrepreneur dans tout cela ?
Quelle approche du travail pour l’entrepreneur ?
On devient rarement entrepreneur pour travailler moins !
En général, les entrepreneurs travaillent beaucoup et le font par passion pour leur projet, par envie de réussir mais aussi souvent par nécessité pour maintenir l’entreprise à flot ou booster sa croissance.
Mais éprouvent-ils du plaisir avec leur travail ?
Je dirais oui pour la plupart sauf dans les deux cas suivants qui se produisent malheureusement assez souvent :
quand les affaires tardent à décoller, quand la rentabilité n’est pas là, quand les caisses sont vides plus souvent que pleines, l’entrepreneur entre en mode résilience. Le dos se courbe, il travaille plus pour sauver sa boîte. Souvent cela fonctionne et après une période difficile les choses vont mieux. Mais dans certains cas, l’entrepreneur s’enlise, s’épuise, perd sa lucidité et finit par craquer. Le devoir a remplacé le plaisir dans cette phase qui peut durer plusieurs années. Au final, l’indicateur plaisir peut être une bonne jauge pour évaluer le moment pour s’arrêter (UPI#151).
quand l’entrepreneur comprend qu’être chef d’entreprise, ce n’est pas seulement faire ce qui lui plaît, travailler sur sa passion, mais c’est aussi gérer, s’occuper des salariés et faire le commercial. Certains entrepreneurs ne sont pas prêts à évoluer dans ce sens et commencent alors à très mal vivre ces contraintes. Le plaisir du début disparaît rapidement. Le remède à cette situation dépend du moment où elle survient et peut passer par la vente de l’entreprise, la recherche d’un associé complémentaire, la délégation plus importante de certaines tâches ou la recherche d’une organisation plus adaptée.
Pour l’entrepreneur plus encore que pour le salarié, le travail doit rester un plaisir s’il veut réussir.
Créer les conditions du plaisir
L’entrepreneur a un avantage incontestable sur toute autre personne. S’il en est conscient et s’il le souhaite, il peut plus que quiconque créer les conditions du plaisir au travail pour lui-même et pour ses équipes.
Cette seule possibilité si elle est mise en œuvre devrait suffire à donner du sens au travail et assurer le plaisir de l’entrepreneur.
S’il comprend que la plupart des conditions de ce plaisir au travail dépende de lui, l’entrepreneur pourra réaliser pour lui et pour ses équipes la formule de Baudelaire qui disait : « Le travail est encore la façon la plus amusante de passer sa vie. »
Ce résultat aussi impactant sur tant de vies ne suffit-il pas à justifier un travail acharné ?
Travail = torture ? La perception du travail dans la langue, Usbek&Rica, 20/02/2025