Il y a quelques semaines, l’article de cette Newsletter traitait du rôle de chef de projet. Un lecteur assidu, ami de 30 ans de surcroit, m’a envoyé cette remarque :
“Je pense que dans ce débat, on oublie de définir ce qu’est un projet.
Pour moi, soit, on est dans un mode d’exécution, où l’on doit battre la mesure et il faut un chef qui mène à la baguette. C’est le «control and command».
Soit on est dans un mode « conception » faisant appel à la créativité et là il faut un «animateur».”
En effet, ce sont réellement des phases différentes qui demandent des capacités différentes.
J’avais depuis longtemps noté dans ma liste d’idées pour de futurs articles d’aborder la naissance des projets.
Comment démarrent-ils ? Quelles sont les conditions qui transforment une idée en projet ? Comment passent-ils en phase exécution ? Quelles sont les ingrédients d’un bon lancement ?
Avant de commencer
La semaine dernière, j’ai lancé un nouveau style d’article : un texte court centré sur un mot. Des impressions, des sentiments, des émotions issues de mon expérience traduisent quelques facettes du sujet et revisitent des thèmes communs.
Si vous pensez à un mot que vous voudriez que j’aborde, n’hésitez pas à le partager dans un commentaire ci-dessous, ou par e-mail.
Ces [brèves] seront comme des respirations, des ponctuations entrecoupant la série d’articles plus longs et plus construits. Je reprendrai aussi dans quelques temps les interviews de personnes ayant un message fort à partager.
En attendant, si vous aimez cet article, partagez-le avec vos amis, vos collègues, vos clients, vos partenaires. Merci d’avance.
Si vous découvrez cette Newsletter, et que vous l’aimez, vous pouvez vous abonner pour la recevoir tous les mardis à 9h.
Coloniser Mars, faire le tour du monde, lancer un produit innovant, faire le GR20 avec des amis ou organiser une conférence, sont autant de projets.
Un projet ne se caractérise donc aucunement par son objet, sa durée ou son ambition.
Un projet est la concrétisation dans le monde réel d’une idée apparue dans le cerveau d’un individu.
Le chemin est toujours le même. Les pyramides d’Egypte, la mission Apollo XI, le château de Versailles ou Amazon, étaient un jour, une simple idée dans la tête de quelqu’un.
Lorsque je réfléchis à un projet qui paraît fou, cette vérité m’encourage.
Mais comment les idées se cristallisent-elles en projet ?
L’étincelle est fragile
Que ce soit seul en vous rasant, ou seule sous la douche, que ce soit lors d’une discussion ou d’une réunion, l’idée surgit, telle une étincelle fugace.
Elle est le résultat d’une association entre deux mots, deux images, deux concepts issus d’une phrase prononcée par autrui, d’un souvenir, d’une observation, d’une lecture.
Comme pour le feu, si l’étincelle n’est pas alimentée instantanément, elle disparaît et meurt souvent à tout jamais. Combien de fois, nous croyons avoir la solution, et puis finalement rien. L’idée se volatilise.
Lorsque l’idée survient, il est important de lui donner sa chance. La meilleure façon est de la verbaliser tout de suite. Ceci explique peut-être pourquoi certaines personnes créatives parlent beaucoup et interrompent les autres.
L’idée verbalisée prend une existence propre. En s’externalisant, elle peut être enrichie, analysée, ou au contraire démontée. Une idée qui reste dans le cerveau, a tendance à s’évanouir.
Une autre façon de cristaliser une idée est de la visualiser. Dès qu’elle apparaît, au lieu de passer à autre chose, il faut essayer de lui donner une existence en se représentant la solution, en vivant par avance la situation.
En renforçant ainsi les connexions neuronales qui ont permis l’émergence de l’idée, celle-ci s’ancre dans le cerveau, se mémorise, et pourra réapparaître sous une forme légèrement différente dans un autre contexte.
Beaucoup de raisons peuvent nous empêcher de donner une chance à nos idées : la peur du ridicule, le symdrome de l’imposteur, la timidité, la paresse, la peur d’être jugé ou rejeté.
Donner une chance à vos idées est pourtant une des meilleures façons de lancer des projets audacieux.
L’idée doit mûrir
L’étincelle n’allume pas une bûche.
Pour allumer un immense feu de camp, il faut mettre au centre une boule d’herbe séchée surmontée de brindilles, puis de petites branches disposées à la manière d’un tipi, auxquelles on superpose plusieurs couches constituées de branches de plus en plus grosses. Dans ces conditions, une seule étincelle suffit à créer au bout de quelques dizaines de minutes un immense brasier de plusieurs mètres de haut.
De la même manière, une étincelle dans le cerveau ne conduit pas à un immense projet sans quelques étapes intermédiaires.
Dans sa conférence TED, Steven Johnson raconte comment Guier et Weiffenbach, deux chercheurs de l’université John Hopkins ont l’idée à la cafétéria d’écouter le Spoutnik qui vient juste d’être lancé par les soviétiques.
Après avoir essayé, ils réussissent rapidement à entendre le signal, puis à cartographier la trajectoire du satellite, jusqu’à ce que leur patron leur demande s’ils seraient capables de faire l’inverse : repérer un lieu quelconque sur terre en connaissant la position d’un satellite. Le projet du GPS était né.
Une idée qui émerge dans la chambre ou pendant une réunion ne crée pas un projet. Elle doit d’abord s’enrichir, s’étoffer, se confronter à la réalité.
Mais comment mûrir une idée ?
Une idée est par nature fragile. Imaginez le ridicule de celui qui la première fois a pensé assembler plusieurs millions de tonnes de pierre pour en faire une tombe en forme de polyèdre. Il a surement fallu quelques étapes avant que le chantier ne commence et ensuite plusieurs constructions pour parvenir à la perfection de Kheops.
Avant de devenir un projet, une idée doit mûrir, doit être musclée, pour la rendre plus consistante et plus solide. Au cours des centaines de projets que j’ai pu conduire, je me suis forgé une méthodologie assez efficace pour muscler une idée et l’amener jusqu’au point où il faut décider ou non de lancer le projet. En voici les étapes:
en parler à tout le monde : malheur à celles et ceux qui me rencontrent dans les jours qui suivent une idée importante que je viens d’avoir. Je vais leur raconter cette idée et essayer de les convaincre qu’elle est géniale. Cela a deux vertus : en répétant plusieurs fois par jour la description de l’idée, celle-ci s’affine, s’enrichit et se précise. Les objections des interlocuteurs obligent à modifier l’idée ou trouver de meilleurs arguments.
“googler” : quelque soit l’idée, en la “googlant”, il est certain qu’on va trouver des enseignements intéressants : c’est ce qu’on appelle faire un benchmark ou un état de l’art. Cela peut aussi servir à commencer à identifier des solutions techniques pour mettre en oeuvre cette idée.
rédiger un mémo : en cristallisant le résultat des deux étapes précédentes sous forme d’un mémo ou d’une “concept note”, l’idée devient structurée et transférable. Dès la note finie, cette idée peut devenir un projet, peut être transférée pour réalisation, peut être reprise par quelqu’un d’autre. A partir de là, cette idée a une existence propre qui ne dépend plus de vous. Si vous deviez disparaître, elle pourra vous survivre.
créer une équipe : pour les projets d’une certaine ampleur, et pour pratiquement tous les projets d’ordre professionnel, il est nécessaire de fédérer autour d’une idée. Il faut donc distribuer le mémo à une petite équipe de personnes (quatre ou cinq est suffisant pour démarrer) qui pourront y apporter leur contribution.
travailler le comment : avec cette équipe réduite, vient alors le temps de travailler le comment. Quelles vont être les grandes étapes de la mise en œuvre, comment se fera telle ou telle action, quels moyens seront nécessaires, comment distribuer les tâches ? Être à plusieurs pour réfléchir à ces questions permet de confronter l’idée à la réalité et de commencer à imaginer des solutions réalistes. A ce stade, il est toutefois normal de ne pas avoir toutes les réponses. Il se peut aussi qu’en réfléchissant au comment, l’idée soit enrichie ou modifiée.
Quelle que soit la méthode utilisée, une idée doit être musclée, avant de la transformer en projet, sous peine de risquer rapidement de devoir abandonner le projet une fois commencé.
Vaincre ses peurs
Un entrepreneur décrit dans un tweet posté la semaine dernière comment il a fait mûrir son idée et à quel point cela lui en a coûté.
Mûrir son idée, surtout si elle est un peu ambitieuse, en dehors de son champ habituel de compétences, demande de surmonter ses peurs et de faire un effort significatif. Ceci explique pourquoi la plupart des idées ne finissent pas en projets.
Transformer une idée en projet
Une fois franchie les étapes décrites précédemment, vient le temps de décider de passer de l’idée au projet.
L’idée telle que présentée dans la “concept note”, enrichie des grandes lignes du comment, est-elle suffisamment attractive, réaliste, alignée avec la stratégie de l’entreprise pour passer en mode projet ?
Suivant la taille de l’entreprise, son organisation, suivant le niveau hiérarchique du porteur de l’idée, et suivant l’impact potentiel de l’idée, la décision devra passer par un processus plus ou moins formalisé et plus ou moins long.
Certaines idées passent rapidement à la phase projet. Si l’entreprise est agile, cela peut prendre quelques jours, voire quelques semaines. Si ce n’est pas le cas ou si certaines conditions ne sont pas réunies, cela peut prendre quelques mois ou quelques années !
Ce timing est très variable et dépend aussi beaucoup des circonstances, des autres projets et opportunités, et du budget.
Ci-dessous quatre exemples de projets auxquels j’ai participé, dont trois déjà introduits dans #UPI 27, pour illustrer la trajectoire qui peut séparer l’idée du moment où elle devient un projet :
La Mission Hydrogène des Pays de la Loire : J’ai émis l’idée que les Pays de la Loire devraient s’intéresser à la filière énergétique hydrogène en mai 2004. Une “concept note” sommaire (7 pages) est remise à Nantes métropole le 26 juillet 2004. Nous étions quatre dans l’équipe initiale et nous avons présenté l’idée à plusieurs dizaines de décideurs régionaux avant de finaliser la “concept note” détaillée le 20 décembre 2004. L’idée est passée en mode projet en novembre 2005 après l’accord de financement de l’Etat, de la Région et de l’Ademe.
Idenergie le premier accélérateur de startups français : j’ai eu cette idée (tout au moins son embryon) en mai 2005 (la “concept note” très sommaire (3 pages) date du 12 mai 2005). Elle a été présentée à la préfecture et aux collectivités locales en juillet 2005, et la décision de passer en mode projet a été prise en octobre 2006 après avoir reçu le feu vert des financeurs, pour un lancement en février 2007. La “concept note” détaillée (10 pages) a cette fois été écrite après la décision de se lancer, le 25 décembre 2006.
Neoshop, la première boutique entièrement consacrée aux produits de startups : l’idée émerge en août 2011, en réponse à une difficulté rencontrée dans un autre projet. Une “concept-note” est transmise au président de l’association début septembre. Contrairement à d’autres projets aussi ambitieux, l’idée passe en mode projet aussitôt après cette “concept-note”. Cependant les étapes habituelles se poursuivent et la “concept-note” détaillée (17 pages) sort en mai 2012, alors que l’approbation finale des financeurs du projet intervient le 8 octobre 2012. La boutique ouvrira en juillet 2013.
West Data Festival, un évènement sur l’intelligence artificielle : Audrey, une collaboratrice propose de créer un évènement de référence sur l’IA en mars 2017. Nous passons en mode projet en janvier 2018 en annonçant un évènement en septembre 2018. Finalement nous repoussons à février 2019, avec une “concept-note” finalisée en septembre 2018.
Transformer une idée en projet demande des étapes de maturation, et de consolidation. Souvent l’envie de faire d’une idée un grand projet est présente dès le début. Mais il est important de ne pas griller les étapes si l’on veut donner au projet la meilleure chance d’aboutir.
Passer du concept au concret
Comme son nom l’indique une “concept note” décrit un concept. Elle comprend généralement les éléments suivants : un rappel du contexte puis du problème, une présentation non détaillée des principes de l’idée, si possible quelques exemples plus concret pour illustrer le concept, un ou deux objectifs pour poser une ambition.
Tout le monde n’est pas à l’aise dans cette phase. Certaines personnes plus concrètes, plus pragmatiques ont du mal à se projeter à ce stade. Elles posent régulièrement des questions qui relèvent à ce moment du détail, et essayent de se raccocher à des projets connus.
Cette phase peut donc être déstabilisante voire anxiogène. Il vaut mieux si possible éviter que les personnes de nature plus pratiques soient majoritaires dans l’équipe du départ. En tous cas, il est totalement déconseillé de transférer une idée concept trop tôt à une équipe opérationnelle, habituée plutôt à la mise en oeuvre.
L’initiateur de l’idée doit rester investi tant que le stade du concept n’est pas détaillé.
Après avoir travaillé sur le comment, réfléchi aux contraintes et conditions de réalisation, le flou se dissipe peu à peu et l’idée devient plus concrète. On peut alors écrire ce que j’appelle ici une “concept-note” détaillée, qui est aussi souvent appelée dans les projets plus industriels un “avant-projet sommaire” ou un “conceptual design report” en anglais.
Arrivé à ce stade, le projet peut être confié à une équipe experte chargée de sa mise en oeuvre. Celle-ci va alors continuer un travail de conception de détail, en restant dans le cadre de l’épure, sauf à rencontrer de grosses difficultés. Dans ce cas il pourra être nécessaire de repasser par la case conceptuelle.
La phase de l’idée à la “concept-note” détaillée nécessite des capacités à dessiner sur une page blanche en repoussant les contraintes. La phase de la “concept-note” à la réalisation nécessite des capacités à imaginer des solutions concrètes et optimisées pour exécuter le dessin dans un cadre contraint.
Peu de personnes ont les capacités suffisantes pour passer d’une phase à l’autre. C’est une des raisons qui explique l’échec d’un grand nombre de startups souvent initiées par des créatifs puissants qui butent au moment de la mise en oeuvre concrète, s’ils ne savent pas s’entourer et déléguer.
Chaque personne doit comprendre pour elle-même si elle est plus à l’aise dans la création ou la mise en oeuvre. Chaque manager doit identifier aussi ces qualités différentes dans son équipe, afin de bien séquencer la distribution des rôles dans le temps.
Un pas dans l’inconnu
Amener une idée au stade de projet est toujours “un pas dans l’inconnu”.
Même si j’ai essayé de décortiquer une méthodologie et de distiller des conseils qui minimisent le risque et balisent le chemin, il faut être conscient que la démarche est risquée.
Avec le temps, et l’expérience des projets, il devient cependant de plus en plus facile de franchir ces premières étapes et on peut même en griller quelques-unes en passant en mode projet avant d’avoir lever quelques incertitudes. En effet, l’action permet aussi et souvent mieux que la réflexion de préciser les concepts !
Pour aller plus loin
The surprizing habits of original thinkers : conférence TED par Adam Grant. Quelles leçons apprendrent des originaux qui ont des idées qu’ils parviennent à transformer en projet réussis ?
Merci pour le West Data Festival et le partage de bonnes pratiques :)
Merci pour le West Data Festival et le partage de bonnes pratiques !