#90 Bingo de l'entrepreneur
ce que les entrepreneurs ne devraient pas dire pendant leur pitch
La semaine dernière, j’ai assisté au pitch d’un entrepreneur qu’on pourrait considérer comme aguerri au vu de son âge et du nombre d’entreprises qu’il a créé.
J’ai pourtant coché trois cases de mon bingo favori : les phrases que les entrepreneurs ne devraient pas prononcer lors d’un pitch destiné à convaincre un jury.
Depuis des années que j’entends ce type de pitch, j’ai identifié cinq phrases très utilisées qui révèlent une faiblesse structurelle du projet et potentiellement un risque d’échec de l’entreprise.
Je vous les partage en décortiquant pour chacune d’elles, les croyances qu’elles révèlent, les peurs qu’elles cachent et le manque de travail qu’elles tentent de dissimuler.
Même si vous n’êtes pas entrepreneur, cela pourra vous aider à mieux appréhender le discours des entrepreneurs de votre entourage et vous permettra de les challenger gentiment et ainsi les aider à réussir !
J’ai vu pour vous
Dans cette rubrique variée inspirée de mes découvertes récentes, je vous propose cette semaine 3 vidéos :
How to avoid death By PowerPoint, David JP Phillips, TEDxStockholm : une excellente conférence sur les 5 principes à appliquer pour réaliser des présentations PowerPoint d’excellente qualité.
Chaîne Youtube Scilabus : J’ai découvert la chaine Youtube de vulgarisation scientifique de Viviane Lalande. Cette titulaire d’un doctorat de biomécanique vulgarise de façon très ludique et très pédagogique des questions décalées. Je vous propose deux vidéos de la chaine. La première Vous ne bougez pas par choix, mais par instinct par laquelle j’ai découvert la chaîne, explique pourquoi la musique nous entraîne en mouvement. La deuxième m’a interpellé du fait de mon amour du bricolage et elle explique quelle est la meilleure vis : Votre meilleur tournevis est... nul (et il y a bien mieux) . Je vous laisse découvrir par vous mêmes les thèmes qui vous intéressent le plus !
“Il n’y a pas de concurrents”
Tous les entrepreneurs innovants rêvent d’évoluer dans un monde sans concurrence, où ils seraient les premiers et les seuls à proposer le service ou le produit qu’ils ont inventé.
Soyons clair : ce monde n’existe pas !
Lorsque j’entends cette phrase dans un pitch, je tape sur Google et généralement je trouve instantanément plusieurs concurrents. Des fois, c’est un peu plus long, mais il y a toujours des concurrents.
Mais c’est quoi la concurrence ?
Les entrepreneurs débutants pensent que la concurrence, c’est l’entreprise qui offre exactement le même produit, avec les mêmes caractéristiques, les mêmes usages et la même cible. En appliquant cette définition stricte de la concurrence, ils concluent à l’absence de celle-ci car ils ont trouvé au moins une caractéristique de leur offre qui les différencie de tout le monde.
Malheureusement pour eux, le marché n’est pas le jeu des 7 différences !
Est un concurrent tout produit ou service qui permet au client de satisfaire plus ou moins bien le besoin adressé par l’innovation. Le produit ou service concurrent est celui qui capte l’argent du client au détriment du produit ou service innovant.
Le TGV, la voiture, le covoiturage sont des concurrents de l’avion sur le trajet Paris-Lyon. Pour un usage professionnel lié à une réunion de deux heures, la visioconférence est aussi un concurrent.
Dès qu’on réfléchit de façon un peu large à un produit ou un service, on se rend compte que la concurrence est nombreuse. Sans parler des concurrents parfaitement frontaux que l’entrepreneur ne connaît pas, car comme lui, ils ne sont pas encore visibles puisque seulement émergents. Et comme les idées innovantes naissent en même temps un peu partout, des startups qui se lancent en même temps sur le même sujet, il y en a toujours plusieurs.
Il est aussi une concurrence cachée mais très importante, souvent sous-estimée par l’entrepreneur : celle de se passer tout simplement du produit ou du service. La plus grosse concurrence d’une entreprise de nettoyage à domicile n’est pas une autre entreprise de nettoyage à domicile, mais le fait que les gens fassent le ménage eux-mêmes !
Dès lors qu’il y a un marché (c’est-à-dire un besoin à combler), il y a concurrence. (voir aussi UPI#82)
Si par contre vous avez inventé “les chaussettes pour les mouches”, c’est vrai qu’il n’y a pas de concurrence ! Mais y-a-t-il un marché ?
Dire dans un pitch qu’il n’y a pas de concurrents signifie donc l’une ou l’autre, ou plusieurs de ces propositions :
il n’y a pas de marché.
l’entrepreneur ne connait pas ses concurrents (= il n’a pas travaillé ce sujet).
l’entrepreneur ne comprend pas le besoin des clients et comment ils y répondent aujourd’hui.
l’entrepreneur est prétentieux.
Quoi qu’il en soit, cette phrase n’apporte pas de points positifs !
“La cible, c’est tout le monde”
Les entrepreneurs convaincus de la valeur de leur idée ont souvent travaillé très dur pour la rendre concrète et disponible. A l’heure de se lancer, ils veulent en faire profiter tout le monde.
Se focaliser sur un segment précis leur apparaît comme un sacrifice inacceptable, un renoncement douloureux. Ils pleurent déjà les clients (qu’ils n’ont pas encore) des segments qui ne seront pas adressés, oubliant immanquablement la sagesse populaire du dicton “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”.
La meilleure façon de lancer un business et de le voir croître rapidement est de se focaliser sur une cible précise et réduite, une niche du marché. Une bonne partie de notre travail avec les entrepreneurs incubés est de les aider à trouver la niche la plus prometteuse.
La niche peut être une verticale thématique (les pâtisseries dans le marché des commerces artisanaux), une zone géographique (une ville pour un business qui s’appuie sur la création de communautés d’utilisateurs), une catégorie socio-professionnelle (les jeunes actives des métropoles), ou tout autre ensemble cohérent de clients exprimant les mêmes comportements, explicités par la description du persona1.
Pourquoi s’adresser à une niche est-il plus efficace ? Les raisons sont très nombreuses :
la compréhension des attentes du client sera plus rapide à acquérir.
le positionnement marketing pourra être fait précisément et le message sera donc plus précis et plus efficace.
l’effort commercial sera concentré et donc plus adapté aux moyens limités d’une entreprise qui se lance.
le bouche-à-oreille fonctionnera plus facilement à l’intérieur d’une communauté homogène.
les premières références seront plus efficaces si on reste dans la même verticale.
la stratégie de l’entreprise sera plus compréhensible pour les investisseurs.
La question qu’il faut se poser en lançant son entreprise ? Vaut-il mieux être un leader sur une niche ou un inconnu généraliste ?
“Je fais exclusivement du BtoC”
Au lancement de leur projet, les entrepreneurs innovants préfèrent en général vendre directement à leurs clients. Ils ont pensé le produit ou le service pour eux et veulent garder ce contact privilégié. Ils trouvent plus “glamour” de positionner leur marque en BtoC que sur l’obscur marché du BtoB. Ils veulent garder pour eux toute la marge.
Il est pourtant une évidence absolue et bien connue : lancer une entreprise BtoC est bien plus difficile et cher que lancer une entreprise BtoB.
L’ idée, le prototype, le produit innovant sont toujours imaginés pour le consommateur. Pour l’atteindre, il faut réfléchir à la meilleure façon de faire du commerce. Et celle-ci n’est pas toujours de vendre en direct le produit ou le service au consommateur.
Trouver le bon réseau de distribution, packager une offre que les entreprises pourront offrir à leurs salariés, louer le produit aux collectivités pour une mise à disposition des habitants, repenser le produit ou le service pour qu’il puisse intéresser les entreprises, vendre une licence à une grande entreprise qui a déjà de nombreux clients, embarquer l’innovation sur un autre produit déjà vendu par une autre entreprise, s’adresser aux comités d’entreprises, sont autant de façons de mettre du BtoB dans son modèle d’affaires.
La réussite d’une entreprise innovante ne repose pas seulement sur le fait de savoir créer un produit ou un service performant. Trouver la bonne façon d’adresser le marché et bâtir une stratégie commerciale efficace sont deux clés de succès essentielles.
La plupart du temps, ces deux clés de succès passent par la case BtoB. Refuser le BtoB par principe, ou négliger de travailler cette option par manque d’envie, sont des fautes graves qui révèlent un manque de clairvoyance de l’entrepreneur.
“Je prendrai 1% du marché la première année”
L’erreur la plus communément répandue et celle qui passe parfois sans être relevée est l’estimation du chiffre d’affaires prévisionnel des premières années.
Certains entrepreneurs raisonnent simplement. Ils recherchent le chiffre correspondant au Marché Total Adressable, c’est-à-dire le volume du marché actuellement réalisé pour l’activité qui les concerne. Ils définissent ensuite un objectif de marché à atteindre pour les premières années de leur activité, en pourcentage du marché total. Pour montrer qu’ils sont raisonnables, et que leurs chiffres sont réalistes, ils choisissent un pourcentage qu’ils jugent modeste (entre 0,1 et quelques %), non sans mentionner oralement qu’ils pensent honnêtement faire mieux.
Pour montrer le ridicule de cette approche, j’imagine l’entrepreneur ayant mis au point un “softdrink” gazeux innovant. Il annonce fièrement que vu la qualité de sa boisson, qu’il fait d’ailleurs goûter au jury, il va prendre 0,2 % du marché la première année et 1% la deuxième année. Au fait, cela donne quoi en euros ? 4,3 M€ la première année et 21,5 M€ la deuxième année ! Quand on connait la difficulté pour une jeune entreprise de se faire référencer par la grande distribution, on conclut rapidement que ce business-plan n’est pas réaliste. Et pourtant 0,2% c’est modeste !
L’évaluation du chiffre d’affaires prévisionnel des premières années d’activité doit toujours être fait “bottom-up”, en consolidant des données élémentaires répondant à des questions simples : combien de magasins un commercial peut-il démarcher par jour, quelles seront les quantités minimales commandées par magasin, combien l’entreprise peut-elle se payer de commerciaux, quel est le taux de conversion prospect / client, etc… En faisant des calculs assez fastidieux jour par jour, semaine par semaine, mois par mois, et en s’appuyant sur des données réalistes de taux de conversion, de temps de prospection, de nombre d’appels à l’heure, on parvient à construire un modèle crédible de prévisionnel de vente. A la fin, si cela rassure, on peut toujours calculer une part de marché potentiellement conquise !
Tout chiffre d’affaires estimé à partir d’un pourcentage du marché total n’est pas crédible et montre que l’entrepreneur n’a pas d’idées sur la façon d’adresser le marché et ne sait pas le coût et les actions à mettre en œuvre pour atteindre ses objectifs ! C’est rédhibitoire !
“Le produit se vendra tout seul”
Le produit innovant est toujours génial pour son créateur. Il peut en parler des heures, et quelle que soit la question qu’on lui pose, la réponse ramène au produit et à ses qualités tellement extraordinaires que le client ne peut être que convaincu.
Ce type d’entrepreneur passionné par son produit et persuadé de sa supériorité sur tout ce qui existe a généralement du mal à travailler un argumentaire marketing, une stratégie commerciale et encore plus de mal à consacrer à ces actions essentielles un budget suffisant. Il ne comprend pas pourquoi les gens n’achèteraient pas son produit, puisque c’est le meilleur.
Ces entrepreneurs sont souvent préoccupés par leur capacité à produire car ils craignent de ne pas pouvoir suivre les commandes. Ils concentrent leurs efforts sur le développement des options supplémentaires et la mise en place de l’infrastructure logistique. J’en ai même connu un qui avait passé plusieurs semaines à écrire le cahier des charges de son futur ERP alors qu’il n’existait pas encore de prototype de son produit !
Amis entrepreneurs, l’acte le plus difficile dans la création d’un produit innovant est celui de vendre. C’est le processus marketing et commercial qui doit vous préoccuper principalement, car l’échec vient en très grande majorité de là.
Non, le produit ou le service ne se vendra pas seul (en tous cas au début !). Il est très important de montrer dans votre pitch que vous savez parfaitement comment vous allez vous y prendre pour convaincre vos futurs clients !
Et ne pensez surtout pas que tous ceux qui vous ont dit que votre produit était génial quand ils ont vu le prototype, l’achèteront ! Il est facile de faire des compliments, autrement plus difficile d’ouvrir son porte-monnaie !
Bingo !
Vous êtes un porteur de projet, vous êtes un entrepreneur ou une entrepreneure et vous préparez un concours, vous envisagez une levée de fonds, et votre pitch est prêt ! Prenez quelques minutes pour jouer au bingo que je vous propose.
Une seule case cochée sur les cinq, et il est nécessaire de revoir votre copie. Ces 5 cases sont totalement éliminatoires. Aucune d’elle ne passe la barre d’un jury professionnel sérieux.
Ne prenez pas le risque d’échouer, retravailler votre pitch, jusqu’à que vous ayez zéro à mon bingo. Je ne vous garantis pas de réussir, mais au moins, vous n’aurez pas échoué en commettant une erreur de débutant !
Bonne chance.
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
Webinaire : Mardi 12 juillet 2022, de 11h à midi
J’y vais ou j’y vais pas ?
Réaliser l’étude de faisabilité de votre projet d’innovation
Vous avez un projet d’innovation ? Vous avez l’intime conviction qu’il est faisable, réalisable, rentable … ? Oui, mais à quelles conditions ? et alors … vous y allez ?
Comment « dé-risquer » votre projet d’innovation ? Comment vous assurer de sa faisabilité (commerciale, marketing, juridique, technique, organisationnelle …) ?
Lors de ce Webinaire de l’Innovation animé par Stéphane Langlais, chargé d’accompagnement des entreprises chez Laval Mayenne Technopole et en charge du programme SélanC en Mayenne, nous vous proposons de revenir ensemble sur ce qui caractérise un projet d’innovation, sur ce que veut dire la faisabilité d’un projet, et surtout comment étudier cette faisabilité pour identifier les conditions du succès de votre innovation !Prêt·e à “faisabiliser” ?
Vous ai-je déjà parlé de Cécile, Jean-Pierre et Julie ?, Charlotte Duval
Le fondateur de Netflix disait d'ailleurs que son plus féroce concurrent est la sieste !