Je discutais ce midi avec une entrepreneure qui m’avouait traverser une période de réflexions où elle questionnait la façon de mener son projet.
Prise dans le quotidien de l'action, étouffée par les menues tâches nécessaires mais non choisies, elle me disait ne pas s’être engagée pour cela.
Elle se souvenait pourquoi elle avait décidé de devenir entrepreneure et fort heureusement comprenait qu’elle devait changer la direction de son projet pour retrouver le sens de son engagement initial.
Quels sont les moteurs de l’engagement entrepreneurial ? Quelles sont les passions qui poussent à entreprendre ?
Mais aussi quelles sont les passions qui mettent l’entreprise en danger et l’entrepreneur en échec ?
Y-a-t-il de bonnes et de mauvaises raisons d’entreprendre ?
Autant de questions qu’il est bon de se poser avant d’entreprendre, au moment d’entreprendre et au cours des différentes étapes de sa vie entrepreneuriale.
Il est des métiers que l’on peut embrasser par hasard, des carrières qui se déroulent sans véritables choix et des vies qui se laissent porter par les circonstances.
Entreprendre à l’inverse, nécessite toujours un choix affirmé, une volonté marquée et des motivations fortes. L’entrepreneur par hasard ou par accident n’existe pas.
Mais quelles sont les raisons, les motivations, les passions qui poussent un individu à sortir du rang, prendre des risques pour se lancer dans une aventure difficile comportant presque immanquablement des galères ?
A force de côtoyer des entrepreneurs, j’ai pu relever quelques types de motivation, et j’ai pu observer aussi comment ceux-ci influent ensuite sur la progression de l’entreprise.
C’est le fruit de ces constats que je partage ici sans prétention à l’exhaustivité et non sans une certaine caricature.
La passion du produit
Dès la première rencontre avec un entrepreneur au début de son aventure, il est facile d’identifier la passion pour le produit.
Il n’est pas rare que venant présenter un projet et rechercher de l’aide pour se lancer, l’entrepreneur parle pendant des heures de son produit, en occultant le marché et le commerce. Il peut déjà décrire sous toutes les coutures le futur produit qui n’est pour le moment qu’un concept et expliquer avec forces précisions les différentes fonctionnalités.
Le passionné du produit multiplie les comportements dangereux pour le succès de son entreprise :
il ne sait pas vendre, car il pense que vendre c’est convaincre et que convaincre c’est démontrer que le produit est parfait.
il ne sait pas écouter l’avis du client, car il est en position défensive et rejette toute critique, puisqu’il est persuadé que le produit est parfait.
il veut toujours améliorer le produit, rajouter des fonctionnalités et donc le produit n’est jamais prêt, toujours trop cher et trop complexe et paradoxalement jamais parfait.
il ne s’intéresse à presque rien d’autre que le produit et néglige le commerce, le marketing, la finance et souvent les collaborateurs, qui sont pourtant les sujets qui déterminent en grande partie la réussite.
il passe la majorité de son temps sur les sujets de conception et de fabrication, et délègue très difficilement, car le produit l’intéresse et lui donne du plaisir, alors que le reste l’ennuie.
L’entreprise du passionné de produit meurt souvent par manque de moyen car tout a été investi dans un produit trop complexe et trop cher alors que presque rien n’a été vendu.
Attention, je ne dis pas qu’il faille détester le secteur de son entreprise pour réussir. Il est évident qu’aimer l’univers dans lequel évolue l’entreprise et apprécier le produit et sa technologie, est non seulement plus agréable pour l’entrepreneur mais aussi nécessaire pour être crédible vis-à-vis des clients.
Aimer n’est pas forcément être passionné au niveau d’aveuglement souvent observé qui conduit à toutes les erreurs décrites ci-dessus. Aimer, c’est apprécier, prendre du plaisir, mais être capable de recul, ne pas s’identifier avec son produit et savoir admettre ses limites.
La passion du produit est un driver dangereux pour l’entrepreneur et elle est rarement couronnée de succès. La frustration qui résulte de l’échec sur un projet autour d’une passion est très importante et laisse des traces souvent profondes.
Un conseil d’ami : il est sans doute plus épanouissant pour un passionné du produit de garder cela sous forme de passion que d’en faire une entreprise.
La passion pour une cause
Le changement climatique, l’inclusion, l’égalité des sexes, les inégalités sociales, le handicap, les maladies rares … les causes ne manquent pas.
Autrefois réservées à l’engagement associatif, les causes font de plus en plus l’objet de projets entrepreneuriaux. On ne peut que s’en réjouir.
S’engager dans un projet d’entreprenariat social ou d’entreprise à impact par amour d’une cause est noble et mérite d’être encouragé.
Pour autant, l’entrepreneur qui entreprend pour défendre une cause tombe souvent dans un ou plusieurs des pièges suivants :
la cause est noble mais il n’y a pas de marché. Même s’il est assez facile de s’en rendre compte, l’entrepreneur ne l’admet pas et pense que parce que la cause est noble, il se doit de réussir. La pression est très forte et le risque de burn-out élevé.
tout le monde encourage l’entrepreneur mû par une cause et lui dit qu’il est génial. Personne n’ose le critiquer ou l’alerter sur le risque d’échec. L’entrepreneur mis sur un piédestal par son entourage ne peut plus avoir de recul.
l’éthique du projet se heurte aux réalités des lois du marché. L’entrepreneur doit alors choisir entre renier ses principes par pragmatisme ou s’entêter et échouer.
le modèle économique de l’entreprise est avant tout pensé pour prendre en compte la cible qui est souvent modeste. Les prix sont fixés trop bas et ne permettent pas à l’entreprise de se développer.
le besoin de capitaux nécessite souvent de s’associer. L’entrepreneur a du mal à donner sa confiance à des partenaires qui lui semblent ne poursuivre qu’une logique financière. Il redoute de perdre son âme.
l’idée de gagner de l’argent en “profitant” d’une cause dérange. Pour éviter les critiques, mais aussi eu égard à son propre malaise face à cette situation, l’entrepreneur acquis à une cause se bride inconsciemment, limitant ainsi son propre succès.
Entreprendre pour une cause nécessite un surcroît de lucidité, car les biais cognitifs qui viennent avec sont nombreux et dangereux.
Un conseil d’ami : il est indispensable pour un entrepreneur qui se lance pour une cause de s’entourer d’un conseil de sages capables de l’aider à prendre du recul, de lui dire la vérité et de l’accompagner à prendre des décisions pragmatiques.
La passion de la liberté
Entreprendre a toujours été perçu comme un espace de libertés. Celui qui ne supporte pas de travailler pour quelqu’un d’autre, car il pense que cela aliène sa liberté, voit dans l’acte d’entreprendre une expression sublimée de la Liberté avec un “L” majuscule.
Cette soif de s’affirmer, de ne répondre à personne, de faire à sa guise, peut conduire certaines personnes vers l’entrepreneuriat, peu importe le sujet. Cette motivation comporte, elle aussi, son lot de risques et de difficultés :
l’entrepreneur a un patron : le client. En ne comprenant pas cette vérité, l’entrepreneur en quête de liberté sera soit frustré, soit servira mal ses clients.
la liberté n’existe pas sans responsabilité. Le salarié exécute les tâches qui lui sont confiées, mais n’est pas responsable de la bonne marche de l’entreprise. L’entrepreneur fait ce qu’il veut, mais l’entreprise dépend de ses décisions. Il ne sera pas toujours libre de ses choix.
la liberté s’exprime souvent dans le temps libre. L’entrepreneur, au moins dans les premières années de son entreprise, ne dispose généralement que de très peu de temps libre.
la liberté passe aussi par une charge mentale faible, ce qui n’est pas souvent le cas des entrepreneurs.
L’entreprise comme satisfaction d’un désir de liberté peut rapidement s’avérer une vaste tromperie, si l’on ne comprend pas que pour l’entrepreneur qui veut réussir, les notions d’engagement, de service et de responsabilité passent devant celle de liberté.
Un conseil d’ami : examiner très sérieusement son envie de liberté, avant de décider de lancer une entreprise pour ce seul motif. Un tour du monde serait peut-être plus adapté.
La passion de l’argent
Entreprendre pour devenir riche. Voilà une motivation qui existe chez les entrepreneurs, même si elle est loin d’être la motivation la plus répandue.
Selon une étude de l’INSEE de 2018, l’envie de gagner plus est seulement la troisième raison invoquée par les entrepreneurs pour se lancer, et seulement 24% d’entre eux la mettent en premier.
Celles et ceux qui aiment l’argent voient cependant dans l’entrepreneuriat une façon d’assouvir cette passion plus efficacement qu’avec toutes autres méthodes.
Même si le fait d’aimer l’argent donne souvent de bons réflexes commerciaux, cette seule motivation se heurte à quelques réalités qui peuvent vite décourager celles et ceux qui n’auraient pas d’autres raisons d’entreprendre :
l’argent facile n’existe pas et entreprendre n’échappe pas à la règle. Même si quelques youtubeurs exposent leurs réussites financières rapides, les entreprises mettent en général beaucoup de temps à gagner de l’argent.
avant de gagner de l’argent, l’entrepreneur devra en général vivre très chichement ce qui peut être difficile à accepter.
une entreprise n’est pas un placement financier. Elle a une activité et nécessite que l’entrepreneur en prenne soin. Si sa seule passion est l’argent, il aura du mal à s’intéresser à tous les aspects non-financiers de l’entreprise, qui pourtant sont aussi essentiels à sa bonne marche.
l’amour inconsidéré de l’argent conduit souvent à développer des attitudes qui ne favorisent pas les bonnes relations sociales, ce qui à la longue peut s’avérer néfaste pour le business.
Il est bien sûr des exemples d’entrepreneurs qui se lancent pour l’argent et qui réussissent. Il faut espérer que chemin faisant, ils y aient trouvé un intérêt supérieur, car sinon, je crains fort qu’ils soient passés à côté de l’essentiel.
Un conseil d’ami : trouver d’abord une autre bonne raison d’entreprendre et la passion de l’argent sera alors un atout pour réussir et non la motivation première. Cela pourrait permettre de rajouter l’épanouissement personnel à la réussite financière.
La Vraie passion de l’entrepreneur
Nous avons examiné quatre “passions” d’entreprendre assez fréquentes. Sans être aussi fortes que des passions, d’autres motivations pour entreprendre existent : l’envie de pouvoir, une revanche à prendre sur le destin, l’envie de montrer de quoi on est capable, la poursuite d’une aventure familiale, …
Mais la vraie passion de l’entrepreneur, celle qui lui permet de se lever tous les matins pendant des années, celle qui lui permet de traverser les difficultés pour finalement réussir, c’est la passion d’affronter des défis.
L’entrepreneur se nourrit des challenges, vit pour trouver des solutions et dépasser les impossibles qu’on veut lui opposer.
Il aime tenter ce que personne n’a encore jamais réussi, emprunter une voie difficile pour court-circuiter la concurrence, puiser au fond de lui-même l’énergie pour se relever après un échec.
L’entrepreneur pose des objectifs en ligne avec sa vision (UPI#10) et cherche ensuite les moyens de les atteindre. Il ne se retourne pas et garde les yeux sur la ligne d’horizon avec la croyance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.
Le chemin importe plus que la destinée. C’est la route qui motive et l’aventure qui passionne. C’est le projet qui fait rêver et le rêve qui crée des projets.
L’entrepreneur est celle ou celui qui change la vie des autres en changeant la sienne, qui modifie le cours de l’histoire en accomplissant son rêve, qui bouleverse le statu quo dans sa quête d’un monde meilleur.
Celui ou celle qui n’a pas la passion de relever des défis ne peut devenir entrepreneur et réussir, même s’il est passionné de son produit, passionné d’un grande cause, amoureux de l’argent ou épris de liberté.
La passion de relever des défis est supérieure à toutes les autres en ce sens que c’est la seule qui permet d’atteindre le produit qui trouve son marché, la solution qui fait progresser une cause, et l’argent qui in-fine rend libre.
Les seuls entrepreneurs que je vois réussir sont celles et ceux qui aiment les défis et n’ont pas peur tous les jours de se retrousser les manches. Au fond, quand la mer est calme, ils s’ennuient et se créent alors un nouveau défi, comme Luc Boisnard (UPI#40), qui s’attaque à la dépollution de l’Himalaya.
Qu’on le veuille ou non, entreprendre est une succession de défis ! C’est pourquoi, la seule façon de réussir est d’aimer ça !
PS : Un dernier conseil d’ami : vous n’aimez pas les défis, ne devenez pas entrepreneur !