Les nouvelles générations seraient plus exigeantes que les plus anciennes sur le sens au travail. Même si je ne partage pas forcément cette banalité communément admise, je crois en l’évidence que l’humain quel qu’il soit a besoin d’un sens à son travail.
J’ai déjà écrit sur ce sujet très important (UPI#85). Je voudrais développer aujourd’hui une des raisons principales de la perte de sens, si ce n’est la principale.
Lorsque la finalité d’une action au travail n’est autre que le fait de la faire, le sens disparaît et le travail devient une façon absurde de faire passer le temps.
Dit comme cela, ce propos est si évident, qu’une telle situation ne devrait pas exister. Elle est pourtant très répandue, et dans certaines organisations, peut-être même majoritaire.
La difficulté consiste à identifier une telle situation, à se l’avouer sans se sous-évaluer, et ensuite à faire l’effort important pour abandonner cette action au profit d’une autre porteuse de plus de sens.
Je vais essayer de décrypter quelques-unes de ces situations et quelques mécanismes pour y remédier.
Qu’est-ce que le travail ?
Je ne prétendrais pas en quelques lignes répondre à cette question sous l’angle philosophique.
Tantôt aliénation, tantôt facteur d’émancipation, le travail prend un sens différent suivant la vision politique de celui qui en parle. Ce n’est pas non plus mon propos de prendre parti sur ce plan.
Pour la réflexion qui m’intéresse ici, la définition la plus basique du travail suffit.
Le travail consiste en une succession d’actions manuelles ou intellectuelles visant à produire un résultat mesurable ou non. Le travail associé à une rémunération est une acception réductrice du mot qui exclut le travail domestique ou le bénévolat qui pourtant produisent une valeur bien réelle.
L’étymologie du travail associe-ci celui-ci à une notion de douleur, voire de torture.
La définition simple donnée plus haut induit seulement une notion d’effort, puisque toute action nécessite une consommation d’énergie, ce qui est la définition physique d’un effort.
La travail est souvent associé à la contrainte, là où le loisir est associé à la liberté. Rien de fondamental ne distingue pourtant le travail du loisir, ce sont tous deux des actions qui conduisent à un résultat. Un loisir peut-être un travail comme le football pour un joueur professionnel et le travail peut-être un loisir comme la plomberie pour un bricoleur. Ce n’est donc pas le contenu de l’action qui définit un travail, mais le regard qu’on porte sur elle.
En adoptant une définition large, je couvre l’ensemble des activités humaines à l’exception de l’oisiveté.
Faire est donc un travail. Cela n’a pas de sens en soi, car toute action peut avoir un sens comme toute action peut ne pas avoir de sens. Tout dépend du contexte.
C’est la finalité contextualisée d’une action qui donne un sens et non l’action en elle-même.
Quand la finalité se réduit à l’action
Lorsque la finalité d’une action est l’action elle-même, le travail n’a plus de sens.
Taper dans une balle avec une raquette dans le seul but de taper dans la balle n’est pas un loisir, mais un travail absurde. Malaxer de la pâte dans le seul but de malaxer de la pâte n’est pas un travail utile mais une action absurde.
Tout cela est bien évident, presque tautologique lorsque c’est dit de façon aussi triviale.
Pourtant, tous les jours j’observe des situations dont je me dis en y réfléchissant un peu, qu’au fond la seule finalité de l’action est l’action elle-même.
Lorsque la grande distribution m’envoie un questionnaire de satisfaction après l’achat d’un tuyau en PVC pour l’évacuation de mes toilettes, j’en conclue que le seul but de cette action est la satisfaction de l’avoir accomplie, en vertu de la croyance que demander l’avis du client c’est bien. Car il est bien évident, que même si le client est insatisfait de son tuyau, aucune étude ne sera menée pour re-concevoir ce produit éprouvé depuis des décennies. S’il s’avérait qu’une malfaçon puisse exister, le client saurait bien réclamer sans qu’on lui demande son avis. L’action même de demander l’avis dans ce cas est donc bien absurde.
Elle est certes automatisée et ne constitue plus un travail à proprement dit, mais elle consomme malgré tout des ressources inutilement. Accessoirement, elle entache aussi l’image de l’entreprise.
Cet exemple pour le moins caricatural et extrême illustre pourtant de très nombreux cas de tâches absurdes pourtant faites avec application.
L’administration est bien souvent le siège de ce type d’actions, qu’il s’agisse de l’administration publique ou de toute forme d’administration introduite dans les entreprises au fur et à mesure qu’elles grandissent.
Essayons de comprendre quelles sont les raisons qui amènent progressivement une organisation humaine à produire ces situations de répétition d’actions absurdes.
Le saucissonnage des tâches
Le fordisme en introduisant l’ultra spécialisation des ouvriers a permis l’essor de l’économie productiviste, la baisse des coûts et la démocratisation de l’accès aux biens de consommation.
Cependant, il a grandement contribué à la perte de sens du travail.
Cette semaine je visitais Matfer, une entreprise remarquable en de nombreux points. C’est la première fois que je voyais une entreprise maîtriser autant de savoir-faire, habituellement laissés à des sous-traitants. Tôlerie, injection plastique, fabrication de moules, rotomoulage, usinage, etc…, il est rare de trouver toutes ces compétences dans la même entreprise. Il est encore plus rare que les opérateurs puissent évoluer en fonction du besoin sur des postes correspondant à différents métiers.
En encourageant les ouvriers à passer d’un poste à un autre, les responsables leur permettent d’élargir leur compétence, de prendre du recul et de mieux comprendre la complexité de l’entreprise et in fine de redonner du sens à leur travail. Le jour où il faudra fermer une ligne, innover sur un process, il n’y aura pas de réticences ni de drames comme c’est le cas lorsque les opérateurs sont monotâche.
L’ultra-spécialisation fait croire aux gens qu’ils n’existent qu’au travers de leur micro savoir-faire. Après des années, ils vont en être tellement persuadés, qu’ils préfèreront faire perdurer cet état de fait. Les dirigeants croyant que la valeur de l’entreprise repose sur ces micro savoir-faire s’abstiendront d’innover. Les usines vieilliront en étant figées et mourront avec pertes et fracas sociaux. Lorsque c’est le cas, l’action est souvent devenue la finalité.
La polyvalence, la formation régulière, la mobilité professionnelle, l’innovation sont des armes efficaces contre le “faire pour faire” résultant de l’ultra-spécialisation.
La technologie avant l’usage
Les services R&D ou innovation des entreprises sont souvent aux mains des ingénieurs. Ceux-ci sont payés pour avoir des idées et sortir des innovations. Passionnés de technologie, ils n’hésitent pas à s’emparer des nouveautés en essayant de les appliquer au domaine de leur entreprise. Il en résulte des produits sophistiqués dotés de performances remarquables.
Mais pourquoi donc ces nouveautés peinent-elles souvent à trouver leur marché ?
Toujours chez Matfer, j’ai pu constater la puissance de la transformation qui s’est opérée en prenant conscience du danger de cette méthode où le seul but du service innovation est d’innover.
Confrontée il y a quelques années à un échec de cette approche, Matfer s’est emparée du design thinking pour révolutionner sa méthode d’innovation.
L’usage du produit et l’usager deviennent centraux. L’observation de l’usager dans son milieu, les tests par l’usager des prototypes et les nombreuses itérations permettent de sortir un produit parfaitement adapté au client, et donc de maximiser les chances de succès.
Le travail du service innovation n’est plus d’innover, mais de répondre de la meilleure façon au besoin de l’usager. Le sens du travail ne réside plus dans le produit, mais dans le plaisir de satisfaire l’usager. Et cela change tout. On passe de l’invention, pur fruit du plaisir de la technique sublimée, à l’innovation qui la rencontre de l’usage et de la technique juste nécessaire.
Le process avant l’humain
Pour faire travailler ensemble un grand nombre de personnes de la façon la plus efficace, il est apparu nécessaire de mettre en place des process ou des procédures qu’il convient ensuite de respecter scrupuleusement.
Au delà du process de fabrication, il existe aussi des process spécifiques pour traiter par exemple de la qualité ou de la sécurité au travail.
Chez Matfer encore, il est frappant de constater en visitant l’usine, que les habituelles affiches imposant le port des protections contre le bruit ne sont pas présentes. Les salariés sont pourtant tous équipés.
Le choix a été fait par la direction de privilégier la formation du personnel et sa sensibilisation, pour travailler sur une adhésion plutôt que sur une contrainte. Dès lors, l’affiche devient inutile.
De même, le visiteur qui ne fait que passer n’est pas obligé de porter aussi une protection uniquement parce que l’affiche le demande, et aucun employé ne trouve injuste qu’il n’en porte pas.
Le process lorsqu’il est expliqué, compris et intégré prend son sens. C’est l’humain qui est au centre et non le process.
Pour que le travail ait un sens, la tâche à accomplir doit être faite parce qu’elle est comprise comme utile et indispensable et non parce qu’elle fait partie du process à respecter coûte que coûte.
Cette approche demande un plus haut niveau de formation, une plus grande considération pour les personnes, une plus grande responsabilisation et au final une plus grande autonomie.
Le jour où une étape du process n’est plus nécessaire, il apparaît naturel de la supprimer, là où cette étape reste effectuée dans une entreprise où le process prime sur l’humain. On est alors dans le “faire pour faire” sans aucun sens.
L’absence de subsidiarité
La subsidiarité est un principe bien trop peu appliqué dans les entreprises. On peut même dire qu’il est bien souvent ignoré des dirigeants et managers intermédiaires.
La subsidiarité est un principe exigeant. Il impose qu’un niveau n, ne peut effectuer qu’une tâche qui ne peut pas être réalisée au niveau n-1.
Appliquer ce principe revient donc à constamment chercher à redescendre chaque tâche au niveau le plus bas de la hiérarchie où elle peut être réalisée.
La subsidiarité présente de nombreux avantages.
Le coût d’une tâche est à son minimum puisqu’elle est toujours réalisée par la personne au plus bas de la hiérarchie capable de la réaliser.
Chaque niveau se voit confier l’ensemble des tâches qu’il peut réaliser et que ne peut réaliser le niveau inférieur. Chacun se retrouve donc avec un rôle central indispensable ce qui contribue à donner du sens à son travail.
Une organisation pratiquant la subsidiarité a tendance à réduire le nombre d’échelons hiérarchique, puisque chaque niveau doit être suffisamment alimenté en tâches de son niveau.
Je suis toujours frappé de constater la propension des grandes organisations en général et des administrations en particulier à créer des niveaux hiérarchiques. Il n’est pas rare d’en compter plus de dix.
Je me suis toujours demandé que pouvait faire dans une tel millefeuille, le niveau 5 ou 6. Trop loin du terrain où se pratique le vrai travail et trop loin du top management où se fait la stratégie, ce management intermédiaire ne peut qu’inventer des tâches pour s’occuper et montrer qu’il sert à quelque chose. Faire des rapports, écrire des notes de conjoncture, participer à des dizaines de réunions avec ceux du bas pour tenter de comprendre ce qui se passe et avec ceux du haut pour tenter de faire remonter le point de vue terrain. Mais comme chaque niveau veut rester dans le jeu, on se retrouve dans des réunions où 5 ou 6 niveaux sont présents, et où seul parle celui du niveau le plus inférieur qui bosse sur le sujet et celui ou celle du plus haut niveau qui fait mine de décider. Le “faire pour faire” est à son comble.
La subsidiarité appliquée à ces organisations permettrait allègrement de diviser par deux le nombre de niveaux hiérarchiques et de redonner beaucoup de sens au travail de chacun et accessoirement de faire beaucoup d’économies.
La bonne conscience
Il ne faut pas croire que seules les grandes entreprises sont victimes du “faire pour faire”.
Les indépendants, les TPE ou les PME le subissent également.
Je vois régulièrement des entrepreneurs qui viennent de se lancer. Ils savent qu’ils leur faut communiquer sur les réseaux sociaux même s’ils ne sont pas tous à l’aise avec cela.
Certains s’astreignent donc avec une certaine abnégation à publier régulièrement du contenu, ou même rémunère un prestataire pour le faire. Quand je regarde leurs comptes, et que je vois qu’ils ont quelques dizaines, ou tout au plus quelques centaines de followers, et que cela ne progresse pas, je constate qu’ils sont plus dans le faire pour se donner bonne conscience que dans l’action efficace de communication. Je ne les condamne pas et je sais combien il est difficile de percer sur les réseaux sociaux.
La volonté de bien faire conduit parfois à se donner bonne conscience et se substitue à la nécessaire introspection sur le bien fondé de l’action.
La force de l’habitude
Les entreprises au fil du temps instaurent des rituels hebdomadaires, mensuels, ou annuels : la réunion du lundi, le bilan mensuel, la réunion annuelle des utilisateurs, le salon iconique du secteur, le séminaire de motivation des salariés, etc…
Tout cela a toujours commencé avec de bonnes raisons, un objectif clair, et une énergie affirmée. La force de l’habitude, la facilité et le manque de courage conduisent inexorablement à la situation que nous avons toutes et tous connue de se retrouver à faire quelque chose de répétitif sans motivation, sans intérêt et au final sans aucun sens.
En sommant le temps passé dans ces rituels inutiles, on arrive facilement dans certains cas à plusieurs dizaines de pourcent du temps de travail. Il est bien possible que beaucoup d’entreprises ne mourraient pas si elles en avaient pris conscience avant.
Quelques réflexions pour en sortir
On trouverait encore bien d’autres situations où le “faire pour faire” l’emporte. Sans développer, je cite par exemple :
le cas où on continue de faire comme avant dans une situation où pourtant tout le monde sait que cela ne marche pas, mais où personne n’a d’autres solutions.
le cas où le chef a identifié un problème et pour lui montrer qu’on a entendu, on lance une action purement inutile mais facile qui montre qu’on a pris en compte sa demande.
le cas où les services d’une entreprise ne veulent tellement pas travailler ensemble, que chacun fait ce qui est dans sa mission, mais sans jamais passer la balle à l’autre service, ce qui revient à faire un travail inutile puisqu’inachevé.
le cas où tout le monde fait semblant de croire qu’une action est importante alors que chacun pense qu’elle est inutile, mais où personne ne veut être le vilain canard qui jette un pavé dans la marre.
le cas de l’employé en manque de travail qui au lieu d’en réclamer va procrastiner sur des actions inutiles mais qui lui permettent d’apparaître occupé et de préserver ainsi son emploi.
Tous les exemples développés depuis le début de cet article vous ont, je l’espère convaincu que le “faire pour faire” est un fléau répandu et que les gains de productivité d’une entreprise résident bien plus dans la chasse à ces situations que dans les gains de quelques pourcents sur le prix des matières premières.
Pour terminer, voici quelques questions à se poser pour lutter sans cesse contre l’apparition du “faire pour faire” :
quels sont les rituels de l’entreprise vieux de plus de 5 occurrences ? Est-on toujours capable d’affirmer avec précision leur raison d’être et celle-ci est-elle toujours partagée par tous ?
quelles sont les procédures qui n’ont pas été révisées depuis plus d’un an ? sont-elles toujours valables en intégralité ?
la parole est-elle libre ? chacun quel que soit son niveau peut-il proposer des améliorations, ou faire remonter des dysfonctionnements ?
est-il évident de définir le sens d’une action pour toutes celles et ceux qui y participent ? Si la réponse est non, procéder à une enquête.
commence-t-on toujours par envisager des nouveautés lorsqu’on répète une action, ou fonce-t-on tête baissée pour tout reproduire à l’identique ?
celui ou celle qui soulève un dysfonctionnement est- il apprécié pour son apport ou est-il perçu comme un empêcheur de tourner en rond ?
quelle est le résultat d’une action ? Est-il tangible et si oui suffisant ?
à quoi ça sert ?
Sortir du “faire pour faire” n’est jamais définitif, car de nouveaux cas guettent pour s’engouffrer dans la moindre brèche.
Combattre le “faire pour faire” demande de la lucidité pour identifier un cas, du courage pour le dénoncer, de l’énergie pour inverser la tendance et souvent de la créativité pour trouver autre chose à faire. C’est donc un vrai sacerdoce qu’il vaut mieux essayer de partager avec d’autres pour que la culture de la chasse au “faire pour faire” se répande dans l’entreprise.
Pour terminer sur l’exemple de Matfer qui a grandement inspiré ces réflexions, le “faire pour faire” s’éloigne de l’entreprise lorsque la mission (UPI#16) est bien définie, comprise par toutes et tous, et constamment répétée et valorisée.
Partout dans l’usine Matfer sont affichés des posters de cuisiniers, de plats appétissants simplement commentés du slogan de l’entreprise “la passion du goût”. Tout comme la mission du tailleur de pierre est de construire une cathédrale et non de taper sur un marteau, la mission des employés de Matfer n’est pas de fabriquer de beaux ustensiles de cuisine mais de permettre aux clients d’exercer au mieux leur passion du goût.
Cette exigence de la mission inspirante bien assimilée et constamment répétée est un bon antidote au “faire pour faire”.
Merci encore une fois pour le partage de ce sujet passionnant Christian
Ce paragraphe ma particulièrement touché, il me fait énormément penser à notre parcours sur Lobby
"Combattre le “faire pour faire” demande de la lucidité pour identifier un cas, du courage pour le dénoncer, de l’énergie pour inverser la tendance et souvent de la créativité pour trouver autre chose à faire. C’est donc un vrai sacerdoce qu’il vaut mieux essayer de partager avec d’autres pour que la culture de la chasse au “faire pour faire” se répande dans l’entreprise. "
Sacerdoce, c'est le mot