
L’école de design de Nantes a ouvert à la rentrée dernière une antenne à Laval. Je recevais cette semaine la responsable des relations extérieures nouvellement arrivée.
L’échange que nous avons eu m’a inspiré pour vous parler du design, un sujet qui m’a toujours passionné.
Je ne sais d’où cela vient, mais c’est sans doute un mélange entre ma passion dès le plus jeune âge pour l’architecture, mon souci permanent de l’optimisation renforcé par mes études d’ingénieur, ma sensibilité aux beaux objets aux fonctionnalités claires, et bien sûr 20 ans d’accompagnement des entrepreneurs dans leur quête de rencontre du marché.
En expliquant mieux ce qu’est le design, c’est aussi l’occasion d’alerter sur les fondamentaux de la culture design qui doivent inspirer au quotidien les actions de tout chef d’entreprise et plus largement de tout responsable en charge d’un produit ou d’un service.
Avant de commencer
Au moment de trouver un thème pour cet article, et après avoir considéré le design que j’ai finalement retenu, je me suis un temps arrêté sur la simplicité.
Après 24 h de réflexion, l’article était écrit dans ma tête. Au moment de commencer la rédaction, je jette un œil sur les anciens articles et je redécouvre qu’une brève sur la simplicité existe déjà ! (UPI#139) Je radote donc !
Cette anecdote m’a interpellé. Après plus de 150 articles écrits depuis 5 ans, j’ai abordé de très nombreux thèmes et je réalise qu’il est de plus en plus difficile de ne pas spontanément retomber sur un thème déjà traité.
J’ai encore de nombreuses idées sur des thèmes à aborder ou des styles d’articles un peu différents, mais souvent ils nécessitent un travail en amont qui demande du temps que je n’ai pas actuellement.
Au risque de vous décevoir et je m’en excuse par avance, j’ai donc décidé de faire un break estival plus long que d’habitude. Ceci me permettra de prendre le temps de travailler sur des articles plus longs à écrire et peut-être enfin de prendre un peu d’avance, pour éviter la pression de l’agenda tous les 15 jours.
En regardant les statistiques de lecture, je sais que pour la plupart d’entre vous aussi, le rythme d’un long article à lire tous les 15 jours est difficile à tenir. Ce break vous permettra donc de lire ou relire des articles passés qui sont pour la plupart intemporels.
Pour vous aider, je vous proposerai en juin et juillet un thème rassemblant deux ou trois articles anciens. Vous aurez donc tous les 15 jours de la lecture dans votre boite aux lettres.
Je vous retrouverai ensuite le 2 septembre pour un nouvel article.
PS : si vous avez des sujets que vous souhaiteriez que j’aborde ou des suggestions à me faire, n’hésitez pas. Je vous remercie d’avance.
Qu’est-ce que le design ?
Le design fait partie de ces mots dont le sens n’est pas compris de la même façon par tout le monde.
Le Robert donne la définition commune qui est en général celle que tout un chacun a en tête : “Esthétique industrielle appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à leur fonction.”
Une définition plus complète et plus élaborée est donnée par les experts comme par exemple le syndicat des designers et designeuses (Alliance France Design) : “Le design est un processus créatif, pluridisciplinaire et humaniste, dont le but est d’apporter des solutions aux problématiques de tous les jours, petites et grandes, liées aux enjeux économiques, sociétaux et environnementaux.”
Cette difficulté à définir le design est d’ailleurs relevée par l’Alliance France Design “La définition du design évolue au fil des contributions des designeuses et des designers qui adaptent leurs pratiques aux transformations du monde.”
D’autres encore assimilent design avec conception sa traduction de l’anglais vers le français. Cette définition réductrice ramène le design au niveau du bureau d’études.
Le design est sous utilisé
Comme pour tous les mots qui revêtent plusieurs sens ou qui peuvent se comprendre de plusieurs façons suivant sa culture et son background, cette situation génère de l’incompréhension et conduit à des pertes d’opportunité importantes et néfastes pour beaucoup d’entreprises.
Très peu de PME utilisent le design dans leur processus d’innovation. De mon point de vue, cette situation vient d’une compréhension erronée de ce qu’est le design et de son utilité.
Le design est principalement vu par les entreprises sous l’angle de la définition du Robert, c’est-à-dire une façon de rendre esthétique un objet. Dans cette vision très réductrice, la deuxième partie de la phrase qui relie forme et fonction est même ignorée. Partant de là, les entreprises qui ne sont pas dans des domaines où l’esthétique prime ne voient pas l’intérêt d’une telle démarche, tout en voyant bien le coût additionnel qu’elle pourrait représenter.
Les entreprises traditionnelles lorsqu’elles innovent le font majoritairement en faisant évoluer leur offre. Il est très rare, qu’une PME traditionnelle se lance dans la conception à partir d’une feuille blanche d’un nouveau produit ou service.
Lorsqu’il s’agit de faire évoluer une offre existante, l’idée même de recourir à un designer n’est pas évidente. Autant on peut concevoir le besoin d’un designer pour un nouveau projet, autant l’apport d’un designer peut sembler inutile pour une évolution, sauf si celle-ci est d’ordre esthétique justement et s’il s’agit d’arrondir un peu les angles du capot !
Le fait qu’une très large majorité des entreprises traditionnelles, PME industrielles ou de service ne comprennent pas l’utilité ultime du design, conduit naturellement à ne pas l’utiliser.
Ceci ne serait pas grave en soi, sauf peut-être pour le marché du design, si cela ne conduisait pas à des produits ou services souvent inadaptés à l’usage des clients, ou a minima fonctionnant de manière peu fluide et peu intuitive.
Qui n’a jamais pesté contre une interface d’un appareil remplie d’icônes incompréhensibles, contre un manuel d’utilisation incohérent et inutilisable, contre un process administratif absurde et inhumain ? Ces situations quasi quotidiennes résultent la plupart du temps d’une absence de démarche design dans la phase de conception de ces produits ou services.
La démarche design
Le design n’est pas une discipline ou un outil, c’est une démarche.
Face à un problème à résoudre qu’il soit matériel (“régler le chauffage”) ou qu’il touche au service (“accueillir les enfants à la crèche”), le design est un processus de pensée qui recherche une solution en prenant en compte les attentes des utilisateurs exprimées et latentes, l’environnement socio-culturel dans lequel ils évoluent, et bien sûr la faisabilité des solutions techniques éventuellement envisagées.
Là où l’ingénieur cherche une solution technique à un problème qu’on lui a posé, le designer cherche d’abord à comprendre l’environnement dans lequel ce produit ou service va être utilisé, afin d’identifier tous les irritants potentiels qui pourraient dégrader l’expérience utilisateur pour les contourner ou tout au moins les minimiser.
Lors de cette démarche participative qui associe le futur utilisateur et les différentes parties prenantes, le designer cherche par une démarche empathique à se mettre dans la peau de l’utilisateur ou de l’usager futur.
Une fois cette identification bien menée (cela peut prendre de quelques heures à quelques mois suivant l’ampleur des sujets et leur complexité), le designer démarre alors la phase d’idéation, qui consiste à faire émerger des idées de solution. Je ne reviendrai pas ici sur toutes les méthodes créatives qui peuvent être utilisées et qui ont été abordées dans d’autres articles (UPI#81, UPI#34). La phase créative qui inclut l’avis des experts techniques conduit à l’élaboration d’idées de solutions, dont les plus intéressantes sont prototypées afin de les mettre entre les mains des futurs usagers pour des retours en situation. Ces retours permettent ensuite de corriger la solution et d’itérer sur ce processus jusqu’à ce que la solution soit optimale et validée par les utilisateurs.
Le simple énoncé sommaire et résumé de cette méthode appelée en anglais “design thinking” suffit à clairement identifier les produits et services conçus ou non suivant cette méthode.
Il y a deux semaines je vous faisais part de mon expérience aux urgences de l’hôpital public (UPI#155). Il est clairement évident que le parcours client (quel gros mot !) n’a pas été conçu avec la méthode design. Qu’on ne me parle pas de manque de moyens et autres arguments cherchant à justifier l’injustifiable. Il est probable, si ce n’est certain, qu’une démarche design menée avec pragmatisme et bon sens comme il se doit aurait conduit à des économies substantielles.
Au risque de faire hurler quelques designers puristes, je prétends qu’un peu de lecture sur le sujet, et beaucoup de bon sens, constitueraient dans de très nombreuses entreprises une avancée déjà impressionnante. De très nombreuses entreprises et organisations publiques ou associatives partent de tellement loin qu’un simple vernis de culture design leur permettrait déjà de faire des progrès.
Le simple fait de comprendre et d’intégrer qu’on ne conçoit pas un produit ou un service pour soi-même en fonction de sa connaissance du sujet mais pour un client ou un usager, représente déjà les trois-quarts du chemin vers un bon produit.
Je me souviens d’un ingénieur créateur d’une startup dont la cible principale de son produit numérique était le troisième âge en EPHAD. Il me montrait fièrement sa solution. Face à mon étonnement sur la complexité de la navigation, il m’expliquait en me montrant à toute allure combien au contraire c’était simple. Quelques mois plus tard, il déposait le bilan. Notre discussion m’avait suffit pour comprendre quelle serait la fin de l’histoire.
Qu’est-ce qu’un bon design ?
Je suis sûr que cette question posée à la cantonade susciterait des débats sans fins, pour se conclure sur le fameux consensus que les goûts et les couleurs ne se discutent pas.
Il n’en est rien. Un bon design n’est pas subjectif et n’est surtout pas une affaire de goût.
Qu’est-ce qui a fait le succès du Macintosh à sa sortie ou de l’iphone vingt ans plus tard ? La simplicité de l’usage.
Un bon design ne s’évalue que sur un seul critère, sa simplicité. Il faut bien sûr que la fonction soit délivrée, cela va de soit. Mais ensuite, c’est la simplicité qui est le juge de paix de l’acceptation par le client et donc du succès commercial.
L’utilisateur qui se retrouve pour la première fois face au produit ou au service comprend-il immédiatement comment il fonctionne ? Si oui, le produit est simple, si non, il porte un germe de complexité inutile.
Je lisais amusé un post Linkedin sur la numérotation des places dans le TGV. L’auteur expliquait que les pictogrammes utilisés aussi beaux soient-ils (et il est certain qu’ils ont été faits par des professionnels) ne permettaient pas à 100% des cas de savoir où on devait s’asseoir. Il en résulte les situations que nous avons tous connues qui commencent par “Excusez-moi, vous êtes assis à ma place”.
Un simple test grandeur nature du design imaginé avec un panel représentatif et suffisamment large des voyageurs aurait suffit à montrer que dans 20 ou 30 % des cas sans doutes, le message n’est pas évident et induit une confusion. Pour de la signalétique qui ne tolère pas plus de quelques pourcents voire moins de mauvaises lectures, le test aurait permis de recaler la proposition.
Pourquoi le mauvais design n’est pas corrigé ?
Lorsque je les identifie, je m’amuse souvent à faire remarquer les erreurs manifestes comme celles des numéros de place de TGV.
Oui, je sais ce n’est pas sympa, car ceux qui sont responsables de ces méfaits ne sont souvent pas là pour répondre de leurs actes, comme les architectes vivent rarement dans les lieux qu’ils ont imaginés.
J’explique alors aux pauvres gens qui subissent ces situations que leur rôle est d’alerter. Je comprends à leurs réactions dépitées que soit ils ont essayé et que cela n’a rien donné, soit qu’ils ont été dissuadés de lancer des alertes par une organisation de l’entreprise incapable de les recevoir.
Il n’est pas grave en soi de se tromper lors de la conception d’un produit ou service même si cela peut quand même coûter cher. Ce qui est plus grave, c’est de fermer les yeux une fois le mauvais produit mis en service, ou le mauvais service mis en route.
Les raisons à cela sont multiples. En voici quelques-unes :
égo des concepteurs peu enclins à se remettre en cause et prompts à juger le client stupide,
organisation centrée sur elle-même et non premièrement sur les clients,
coût de la correction, même si le coût caché de la non-correction peut souvent être supérieur,
syndrome de la tour d’ivoire qui voit les dirigeants ne jamais être sur le terrain,
vision non pragmatique : ce qui marche en théorie doit marcher en pratique.
Les pré-requis de la démarche design
Que faut-il pour mettre en place la démarche design en entreprise, pour instaurer la culture design ?
Nul besoin de se précipiter à embaucher un designer ou une designeuse, en pensant que la question sera ainsi résolue.
Instaurer une culture propice au design commence par travailler à mettre en place des habitudes à tous les étages de l’entreprise :
être à l’écoute du client. Organiser intelligemment les remontées sans filtres des remarques des clients vers l’ensemble de la hiérarchie. Attention, un questionnaire simpliste comme le font les grandes enseignes n’est souvent qu’une façon malheureuse qu’a le service marketing pour se donner bonne conscience. Les remontées les plus intéressantes sont issues de l’observation in situ et de l’écoute informelle attentive.
prôner la simplicité. Ceci est très difficile, car la complexité se construit au fil du temps en empilant des couches de process. Prôner la simplicité et bannir la complexité passe par la mise en place du questionnement systématique à tous les étages : “pourquoi fait-on cela ?, est-ce nécessaire ?” Dès lors que l’on ne peut répondre de façon évidente et implacable à ces questions, la complexité a déjà gagné du terrain.
décloisonner les chapelles : la démarche design ne peut fonctionner si l’information est cloisonnée, car elle est holistique. Faire une démarche design avec une partie seulement des paramètres du problème n’a aucun sens. Cela conduira à un monstre.
instaurer l’amour du beau : le design ne se réduit pas à la dimension esthétique mais elle demeure présente et nécessaire en particulier dans la recherche de la simplicité. Pourquoi parle-t-on de lignes épurées pour un bel objet ? Parce que ce qui est simple est généralement beau.
encourager la créativité : la démarche design sans créativité est réduite à la compréhension des besoins. C’est essentiel mais insuffisant. La créativité capable d’imaginer des pistes de solutions une fois le problème cerné est indispensable. La créativité ne doit pas appartenir au designer ou au Géo Trouvetou de l’entreprise. La créativité efficace est répartie à tous les étages de l’entreprise, car la solution est souvent dans la tête de celles et ceux qui côtoient le problème.
Une fois ces fondamentaux mis en place ou tout au moins initiés, l’esprit design devrait se mettre en place et commencer à produire ses fruits.
Je crois fondamentalement que le design est l’expression ultime du bon sens (simplicité et pragmatisme), de l’empathie (écoute client) et de la sensibilité (créativité et amour du beau), autant de caractéristiques humaines qu’il convient de laisser s’exprimer pour le meilleur.
Une fois le terreau fertile en place, il sera bien sûr temps de recruter un ou des designers, de former les équipes, de structurer la démarche pour en maximiser l’impact. Les entreprises qui le font changent alors de dimension comme l’entreprise Matfer qui a intégré la culture design à tous les étages. Voir UPI#138 où je partage certains aspects de la culture de cette entreprise.
PS : Un message pour les designers
Malheureusement, j’ai pu observer à de nombreuses reprises que les designers et les designeuses peuvent être de mauvais ambassadeurs du design.
Nous avons souvent réussi à convaincre des jeunes entrepreneurs de faire appel à un designer pour concevoir un produit ou un service. Nous avons été souvent déçus et plusieurs fois les entrepreneurs ont juré ne plus jamais vouloir faire appel à un designer.
De ces multiples expériences ratées, j’ai retenu les leçons suivantes pour les designers:
ne vous prenez pas pour des ingénieurs : certains designers passionnés par la technique se croient capables de remplacer les ingénieurs. J’ai vu des designers concevoir des cartes électroniques, imaginer des solutions mécaniques complexes, faire de la mécanique des fluides pour finir sur des échecs retentissants. La technologie et la physique ont la tête dure. On ne peut les tordre en sa faveur quand on ne maîtrise pas le sujet. Designers, gardez votre rôle de généraliste coordinateur éclairé des spécialistes.
ne sur-promettez pas : l’entrepreneur croît facilement que pour 5000 €, il aura un prototype. Soyez clairs sur le livrable, car sinon la déception puis le conflit seront au rendez-vous.
choisissez votre engagement : vous travaillez au forfait, c’est ce que préfèrent les entrepreneurs. Soyez clairs sur les livrables, mais ne parlez jamais de temps passé supérieur aux estimations. C’est votre problème. Demander une rallonge si le livrable n’est pas fait n’est pas correct. En contrepartie, sachez dire non aux demandes démesurées des clients. Vous travaillez au temps passé. C’est parfait si vous arrivez à le vendre, mais soyez sûrs de rendre très régulièrement des livrables utilisables, qui permettent à tout moment de mettre fin à la prestation. Ne prenez pas le client en otage. Si vous choisissez de travailler en royalties car vous croyez au produit et à votre solution, ne réclamez jamais d’être payé si le produit ne marche pas. Vous avez pris votre risque.
explicitez les sujets de propriété : le petit client en toute bonne foi ne connaît généralement pas le droit de la propriété intellectuelle. Ne vous cachez pas derrière l’arbre du “nul n’est sensé ignorer la loi”, pour être flou sur la propriété et courir au clash à la fin. Tout cela parait évident, mais pourtant j’ai souvent vu les conséquences fâcheuses d’avoir négligé cette communication en amont.
n’oubliez pas d’être simple : pour vous aussi c’est un combat. Mais vous devez plus que tout cette exigence à votre client.
Ah Christian! Je ne me lasse pas de vous lire, et je suis certain que vous pourriez aborder à nouveau les mêmes thèmes avec un angle légèrement différent, puisque le temps a fait son œuvre depuis, je continuerai à boire vos paroles. Je ne laisse pas souvent de commentaires, je m'en excuse, mais cet article a touché une corde sensible et me confirme aussi que nous avons quelques points communs: amoureux du Design dans son expression holistique et centré utilisateur (j'ai hésité après Bac à devenir designer industriel ou architecte, pour finalement commencer ma carrière en bureau d'études après une formation d'ingénieur), curiosité maladive, goût (pour ne pas dire passion) de l'innovation, pragmatisme, simplicité et bon sens... Bref! Je me retrouve toujours dans vos analyses et vos articles me permettent de structurer mes pensées (puisque vous avez déjà fait l'effort à ma place dans cet exercice!)
Merci pour ces cadeaux, revenez-nous avec l'inspiration pour 5 années supplémentaires!
J’aime décrire le design comme créateur de solutions élégantes, si sobriété et robustesse s’en mêle c’est encore mieux !