Une des questions les plus débattues sur les conséquences du COVID19 est la place qu’occupera demain le télétravail. Twitter, Facebook, Google ont déjà annoncé que leurs bureaux ne rouvriraient pas avant 2021. En France, PSA a aussi annoncé que le télétravail au siège serait désormais la règle. A l’inverse, d’autre voix s’élèvent pour affirmer leur attachement au bureau, comme par exemple Guillaume Poitrinal, le patron de Woodeum, dans Les Echos du 26 mai.
Le débat va se poursuivre et s’accentuer dans les mois qui viennent. Quels en sont les déterminants? Quels sont les éléments à considérer pour prendre position ?
Une aventure ne remplace pas une expérience
Le 17 mars 2020, débutait dans l’immense majorité des entreprises une expérience forcée, non préparée et non réfléchie. Ce sont précisément ces caractéristiques qui font que cette expérience n’en était pas une.
En science, une expérience ne s’improvise pas. Une expérience sert à comprendre, à prouver, à valider ou invalider un modèle ou une idée. Une expérience est donc toujours soigneusement préparée. La préparation est même souvent plus importante que l’expérience elle-même.
Pendant 15 ans, mon travail consistait à préparer et réaliser des expériences de physique. Chaque expérience avait des objectifs précis. Elle était toujours précédée de simulations avec des modèles numériques, qui permettaient de savoir ce qu’on allait mesurer, les ordres de grandeurs des valeurs attendues, et donc de déterminer les instruments les plus adaptés à utiliser. En cours d’expérience, il était difficile et souvent impossible de mesurer un nouveau paramètre qui n’avait pas été envisagé.
Quand rien n’est préparé, l’expérience devient une aventure. Bien sûr une aventure est apprenante. L’impréparation oblige à s’adapter, à improviser, à essayer, à corriger en temps réel.
Le manque de recul, le manque d’instrument, le manque de modèle prédictif, ne permettent pas d’analyser ce qui se passe de façon distanciée et raisonnée. Les capteurs émotionnels qui prennent le pas sur le raisonnement, fournissent une synthèse intégrée de la situation, mais aucunement une analyse circonstanciée.
Tous ceux qui vont conclure de façon définitive après 2 mois de confinement que le télétravail marche ou ne marche pas, vont commettre une erreur de lecture de la situation en prenant une aventure pour une expérience.
L’expérience doit respecter la situation à étudier
Pour être valable, une expérience doit reproduire la situation à observer de façon réaliste. Si l’on veut mesurer la croissance d’une plante dans ses conditions réelles de vie, il est idiot de faire une expérience qui dure 10 minutes, ou de mettre la plante dans le noir. L’expérience doit être représentative de la réalité.
Dans le cas de l’aventure confinement COVID19, il y avait de très nombreux éléments perturbateurs qui n’ont rien à voir avec une situation normale de télétravail. On peut citer pêle-mêle les facteurs suivants:
l’angoisse et même la peur générées par la situation ont créé des conditions psychologiques anormales qui ont certainement perturbé le travail des plus sensibles à ces émotions
la présence des enfants à la maison et la nécessité de leur faire classe, qui ont évidemment rendu les réunions en visioconférence, et la concentration difficiles
l’inadéquation des outils ou la non maîtrise de ceux-ci: débits limités, ordinateurs pas assez performants, VPN non fonctionnels, difficultés à utiliser les outils de visioconférence, …
le fait de savoir que le confinement était à durée limitée a conduit certains à s’arcbouter en se focalisant sur la sortie, et non à vivre ce moment de façon sereine
l’activité à gérer qui n’était plus tout à fait, voire plus du tout l’activité habituelle
le beau temps pendant pratiquement l’intégralité du confinement, qui a eu un effet positif sur le moral, mais qui ne durera pas éternellement.
Évaluer si le télétravail est adapté ou non, efficace ou non, nécessiterait une expérience faite dans des conditions normales où l’on exercerait l’activité normale, sans stress particulier, sans les enfants, avec des outils adaptés, avec une météo variable et pendant un temps long.
Le temps comme facteur déterminant
Parmi tous les paramètres de l’expérience qui consisterait à valider ou non une pratique de télétravail, le temps est particulièrement déterminant.
L’ennui, la fatigue, le manque d’interactions, la désocialisation sont autant de ressentis qui prennent du temps à se mettre en place. Certains vont les éprouver au bout de quelques jours, d’autres quelques semaines et d’autres plusieurs mois.
L’impact d’une organisation du travail sur les résultats d’une entreprise n’apparaît pas instantanément, mais au bout d’un temps plus ou moins long, en lien bien sûr avec les cycles de l’activité de l’entreprise.
La variabilité de la météo, de la luminosité et du moral qui va avec, a aussi une périodicité longue.
Il est fort probable que pour la plupart des activités, l’impact réel d’une organisation s’appuyant majoritairement sur le télétravail ne pourra se ressentir qu’après une année, voire deux.
Dès lors, décider dès aujourd’hui que l’expérience a assez duré pour en tirer des conclusions radicales, et par exemple basculer en télétravail permanent, est sans doute prendre un risque important de devoir corriger le tir dans un an ou deux, ou de constater dans quelques mois, des conséquences tout à fait inattendues sur le comportement des salariés et les performances de l’entreprise.
Quelles leçons tirer malgré tout ?
Bien entendu, l’aventure incroyable vécue ces deux derniers mois, ne laissera pas les entreprises sans éléments de réflexion et incitations à évoluer.
Chaque entreprise devra imaginer pour elle-même les nouveautés à mettre en place pour tirer les leçons que la période aura enseignées. Celles-ci recouvrent de nombreux aspects, parmi lesquels, j’identifie:
la disponibilité et la maîtrise des outils digitaux permettant de gérer 100% de l’activité
la qualité et la sécurité de l’infrastructure informatique support
la valeur des produits et services et leur adéquation aux nouvelles tendances du marché
la pertinence et la multiplicité des canaux de distribution
la gestion des stocks et la qualité des fournisseurs
l’agilité et la capacité de réaction de toute l’entreprise
la loyauté et l’engagement des salariés à tous les niveaux de la hiérarchie
la disponibilité de la trésorerie et le montant des fonds propres
la relation avec les partenaires et en particulier les partenaires financiers
Et 3 autres que je vais développer ensuite:
le rôle des échanges informels
la naissance et la construction des idées
la notion d’équipe
Nous ne sommes pas des robots
S’il s’agit d’optimiser l’écriture d’un rapport, ou le codage d’un algorithme, le télétravail est sans doute efficace: moins de fatigues inutiles liées au transport (pour ceux et celles qui en ont), plus de concentration car moins d’interruptions (si toutefois les conditions de télétravail sont bonnes), des réunions plus courtes (l’un des avantages des visioconférences).
En général, le travail ne consiste pas seulement en une succession ininterrompue de taches bien définies et nécessitant de la concentration. Nous ne sommes pas de robots cherchant à optimiser une tache répétitive.
Dans beaucoup de métiers et notamment les métiers faisant appel à la créativité des personnels, le travail nécessite une interaction plus informelle que le point de 9h ou la réunion d’équipe hebdomadaire.
Pendant les deux mois de confinement, nous avons tous pu réaliser que certaines choses étaient plus difficiles et nécessitaient de nombreux emails ou de nombreux aller-retours sur le chat pour converger.
Là où dans l’open-space, une question se tranche très rapidement, le télétravail rend cela plus long. Souvent même, la situation conduit chacun à avancer sans se préoccuper de l’avis des collègues, là où cela aurait été le cas au bureau.
Le télétravail permanent tend à faire de nous des robots enchainant mécaniquement des tâches, en ayant un recours aux autres réduit au strict nécessaire. Si à court terme ceci peut augmenter la productivité, à long terme, cela assèche l’envie et déshumanise le travail.
Les idées se construisent dans l’échange spontané
En 2011, nous étions engagés dans un projet européen et nous devions construire un “bus de l’innovation”, véritable showroom ambulant des innovations. Après de longs mois d’études, nous étions dépités de constater que celui-ci n’était pas faisable avec les contraintes règlementaires et dans le budget alloué.
Je me souviens alors d’une discussion informelle avec le collègue en charge du projet avant de partir déjeuner, qui a conduit à transformer le bus en boutique. Le lendemain, notre président passe à l’improviste et je lui fais part de cette idée folle. Il ne dit rien, mais après le week-end, il me rappelle et me demande de foncer. Ce qui était né d’une boutade devient réalité. L’expérience très novatrice durera 5 ans. Pas sûr que l’idée soit venue au cours d’un meeting ZOOM sur le sujet.
Pour ma part, je suis assez incapable d’avoir la bonne idée sur commande. Elle vient quand je ne m’y attends pas et presque toujours en discutant informellement avec quelqu’un souvent à propos d’autre chose d’ailleurs. Tant et si bien que j’adore m’asseoir à l’improviste dans le bureau d’un ou d’une de mes collègues, pour échanger sur un sujet qui me préoccupe, ou pour les questionner sur leurs activités. C’est presque toujours dans ces moments là que naissent les bonnes idées. Pendant le confinement, cela m’a beaucoup manqué, car cette improvisation est très difficile à recréer avec le télétravail.
En étant trop formalisée, la relation issue du télétravail induit une situation peu propice à la sérendipité, un des moteurs les plus forts de l’innovation. Il est donc à craindre que les entreprises qui opteront pour le télétravail intégral, ait des difficultés avec la génération d’idées nouvelles.
Nous ne sommes pas des mercenaires
L’avènement de l’internet a rendu possible des nouvelles formes de travail. Beaucoup de métiers peuvent maintenant se réaliser en “free-lance” de façon bien plus fluide que par le passé. Dans une interview, le patron d’Upwork, la plateforme leader pour les “free-lance”, estime qu’en 2018, plus de la moitié des travailleurs américains exerceront en tant que travailleurs indépendants.
Cette approche qui s’apparente à celle du mercenaire, permet à chacun de vendre ses compétences à celui qui en a besoin. Le télétravail permanent pourrait faire de chaque salarié une sorte de free-lance au service de son entreprise.
Le sens du travail est un des facteurs les plus importants de motivation. Le sens est bien entendu porté par la gouvernance et transmis par la hiérarchie. Cependant, au quotidien, il se matérialise dans la vie d’une équipe. C’est souvent au sein d’une équipe, que chacun réalise l’importance de son travail, et comprend en quoi il est un maillon essentiel. C’est au sein d’une équipe que la gratitude doit normalement se manifester en premier. C’est au sein d’une équipe que la solidarité permet de traverser les difficultés.
La vie d’une équipe avec ses joies et ses peines, ses confrontations et ses co-constructions, ses différences complémentaires, ses connivences et ses divergences, son ferment créatif et son cocon émotionnel, est tellement difficile à reproduire en télétravail complet et permanent. A la longue, la vie d’équipe risque de se réduire à la collaboration proposée par un logiciel de gestion de projet. Le travail y perdra beaucoup de saveur.
Alors le télétravail c’est non ?
Comme dans beaucoup de situation, la raison impose la modération.
Le télétravail n’est pas la panacée, mais s’en priver est stupide. Tous les managers adeptes du présentéisme et qui ont vécu le confinement comme un drame, devront évoluer. J’ai déjà abordé ce point au premier jour du confinement en traitant de la confiance, une des vertus les plus nécessaires au travail, télétravail ou pas.
Le bureau conventionnel avec chacun sa place ne sera sans doute plus aussi nécessaire si le télétravail s’installe pour 1 ou 2 jours par semaine (voir Un pas dans l’Inconnu #4) Les bureaux seraient inspirés de se transformer pour ressembler plus à la maison et favoriser l’échange.
Les outils digitaux doivent être soigneusement choisis pour permettre une très grande fluidité quel que soit le lieu de travail. A cet égard, les mondes virtuels offrent sans doute des alternatives intéressantes à considérer (voir Un pas dans l’Inconnu #17)
Même si après le confinement, le grand soir du télétravail pour tous n’est pas advenu, toutes les entreprises doivent reconsidérer leur vision de l’organisation du travail en terme d’espace, d’outils digitaux, de flexibilité. Elles doivent apprendre la confiance, et développer l’autonomie des salariés tout en travaillant encore plus qu’aujourd’hui sur le sens.
Oui, le confinement changera durablement l’organisation du travail mais pas en remplaçant totalement les bureaux par le télétravail.
Pour aller plus loin
Finalement, après le confinement nous voulons du télétravail, un sondage réalisé pendant le confinement
Comment manager des équipes dispersées ? : un e-book de Welcome to the Jungle
Le nouveau management, révélé par la crise, un entretien à 2 voies entre Nicolas Colin et Laetitia Vitaud, qui ont fondé le média Nouveau Départ.
Remote Collaboration And Virtual Conferences, The Future Of Work: un article de Charlie Fink dans Forbes
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
Un atelier organisé par Laval Mayenne Technopole, dans le monde virtuel, Mayenne World
Mardi 9 juin 9h : le parcours de l'expérience, un outil pour mettre des paillettes dans la vie de vos client.e.s
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