#63 La rupture est difficile
mais elle ouvre la porte à de nombreuses innovations incrémentales
Olivier Babeau, le président de l’Institut Sapiens se demandait récemment sur Twitter, pourquoi nous n’entendions plus autant qu’il y a quelques années des sonneries de téléphone mobile exotiques et personnalisées.
A la vue de ce tweet, ma pensée a rapidement pris un chemin de traverse pour me porter à réfléchir sur l’impact de l’innovation dans nos vies et la façon dont l’innovation est mise en œuvre par celles et ceux qui la proposent.
J’espère que ces réflexions vous aideront à décrypter les mécanismes d’innovation.
Avant de commencer
Dans le dernier numéro (UPI#62) de cette Newsletter, j’avais partagé le cône de l’apprentissage issu des théories d’Edgar Dale.
Ce sujet a fait l’objet sur Twitter d’un intéressant débat suite au partage de l’article par Valentin, un abonné à la Newsletter. Des experts de la pédagogie ont donné leurs vues sur le sujet en partageant des articles contradictoires remettant en cause le cône de l’apprentissage et les chiffres associés, mais aussi des articles complémentaires comme celui-ci partagé par Rémi.
Sur Linkedin aussi le débat a été riche. Alain (un autre fidèle lecteur) a partagé sa méthode de communication fondée sur la rhétorique classique d’Aristote (Ethos, Logos, Pathos) qu’il formule ainsi : “réussir sa com équivaudrait selon moi à incarner l'allégorie entre PROMETTRE (signifier le sens d'un produit/service/projet) / EXPOSER (la médiation déployée pour y tendre : le comment) / OFFRIR une vibrant(c)e expérience émotionnelle personnelle (de l'intime, du vivant).”
Partager du contenu génère le débat et enrichit le savoir. N’hésitez donc pas à partager cette Newsletter et vous en tirerez quelque chose. Et merci à toutes celles et ceux qui commentent les articles.
Les innovations ne sont pas toujours abouties
Le téléphone mobile porte un nom qui décrit sa fonction et l’innovation qui l’a engendré en 1973 à l’impulsion de Martin Cooper chez Motorola avant d’être commercialisé 10 ans plus tard. Il s’inscrit dans une lignée plus que centenaire d’appareils qui servent à l’échange de la parole à distance.
L’innovation résidait dans le fait que pour la première fois, un téléphone pouvait sortir du bâtiment et s’utiliser partout.
Le téléphone fixe sonnait, le téléphone mobile sonne. En inventant la mobilité, personne n’a remis en question la sonnerie pour valider qu’elle était ou non toujours pertinente.
Il a fallu attendre 1994 pour que Nokia invente le vibreur, et 25 ans après, celui-ci n’est pas encore universellement utilisé, alors qu’il est beaucoup plus adapté et amplement suffisant dans la plupart des cas d’usages, au moins professionnels. La sonnerie ne devrait être aujourd’hui qu’un accessoire assez secondaire, mais elle reste pourtant très largement utilisée.
On se retrouve souvent avec la situation absurde où des gens laissent sonner leur téléphone alors qu’ils le portent toujours sur eux, et cela sans le moindre sentiment de dérangement d’autrui que cela devrait pourtant provoquer.
Tout ceci est dû au fait que l’innovation qui consistait à rendre un téléphone “mobile” n’a pas été pensée jusqu’au bout en première instance. Les ingénieurs de l’époque se sont contentés de la solution de mobilité sans réfléchir en quoi la mobilité impactait les autres fonctionnalités et en particulier remettait en cause la sonnerie.
Qu’est-ce qui explique cette situation souvent rencontrée ? Pourquoi les innovations ne sont-elles pas toujours abouties ? Quatre raisons principales y contribuent :
la non utilisation de la méthode design : les innovations pilotées par la technologie (“techno-push”) se contentent souvent d’introduire une fonctionnalité permise par une nouvelle technologie, sans réfléchir à tous les impacts sur l’usage du produit que révèlerait la méthode design. On rate ainsi souvent des innovations plus radicales.
un attachement assez profond à la tradition : nous parlons toujours d’innovation, mais nous sommes tous au fond plutôt conservateurs. Nous acceptons le changement à condition qu’il ne perturbe pas trop nos habitudes, et les changements importants prennent du temps.
la force de l’habitude : les concepteurs d’un produit ont souvent été formé par des experts de la même branche, et les pratiques instaurées se perpétuent d’une génération de produit à la suivante. Remettre en cause une façon de faire est difficile pour un expert prisonnier de la vision classique de penser.
la souveraineté des usagers : il est très difficile pour un concepteur d’imaginer ce que sera l’usage d’une innovation. Le succès des SMS dans les années 90 par exemple, n’avait pas été anticipé par les fabricants de téléphone.
Chaque introduction d’une technologie à fort impact dans un produit donne l’occasion de le repenser intégralement. L’autonomie par exemple va révolutionner l’usage même de la voiture et donc nécessite d’en repenser son design. Un véhicule autonome n’a pas de sens privilégié, les sièges peuvent être placés en vis-à-vis, les équipements intérieurs peuvent être développés pour favoriser les loisirs ou le travail, etc… Les véhicules autonomes du futur seront très différents des voitures d’aujourd’hui, et pas seulement parce qu’elles n’auront plus besoin de chauffeur.
Les deux grands types d’innovation
Les innovations sont soit incrémentales, soit de rupture. Mais que recouvrent ces deux grandes familles d’innovation ?
Une innovation incrémentale désigne une innovation qui fait évoluer un objet ou un processus en intégrant une nouvelle technologie pour améliorer une de ces fonctionnalités.
L’utilisation des ondes radio ont permis de rajouter la mobilité au téléphone qui était un objet sédentaire. De nombreuses innovations incrémentales ont ensuite permis d’améliorer son usage : la diminution de la taille et du poids, l’augmentation de son autonomie, l’ergonomie des claviers, …
Une innovation de rupture révolutionne une pratique grâce à la technologie et un nouveau modèle économique. En créant de nouveaux besoins ou plutôt en apportant une solution à des besoins non exprimés, une innovation de rupture étend le marché, et crée un nouvel écosystème autour duquel ce marché va se réorganiser.
En 2007, Apple invente le smartphone et crée une rupture majeure dans l’univers de la téléphonie mobile. Venant de l’univers de l’informatique, Apple surprend tous les géants de la téléphonie de l’époque. L’écran tactile révolutionne l’ergonomie du téléphone mobile, mais permet surtout le développement de nouveaux services avec l’avènement des applications, qui s’accompagne d’un nouveau modèle économique. Là où les fabricants de téléphone gagnaient de l’argent en vendant des appareils, Apple prend en plus des commissions sur la vente des applications.
L’histoire de l’innovation est faite d’une succession d’innovations de rupture et d’innovations incrémentales.
Les innovations de rupture demandent souvent de tout remettre en cause pour repartir d’un page blanche. Cette nécessité rend l’innovation de rupture très difficile pour les leaders du marché. Ce n’est pas Kodak qui a popularisé l’appareil photo électronique, ce n’est pas Nokia qui a lancé le smartphone avec interface tactile, ce n’est pas Ford qui a inventé (ou réinventé) la voiture électrique, ce n’est pas Accor qui a inventé l’application de réservation d’une chambre chez l’habitant, ….1
Une fois la rupture faite, il faut améliorer le produit pour mieux satisfaire les usagers. Depuis l’invention du smartphone, sont apparues la 4G, puis la 5G et on parle maintenant de 6G pour améliorer le débit, le GPS, la commande vocale, l’appareil photo et la caméra dont la définition ne cesse d’augmenter tout comme la résolution des écrans, puis le double écran, l’écran pliant, …
Les innovations de rupture sont rares et difficiles à réussir. Elles nécessitent une intuition des attentes sociétales, un timing opportun et une maîtrise technologique qui permette de traduire une idée en réalité opérationnelle. Elles sont pour la plupart du temps le fait d’”outsiders”, des startups qui pensent différemment des grandes entreprises leader sur leur marché.
Les innovations incrémentales s’empilent pour prolonger la vie d’un produit. Les entreprises cherchent à développer leur part de marché grâce à ces améliorations parfois infimes qui leur permettent de renouveler leur offre, tout en préservant leurs acquis : base client, canaux de communication, brevets, image de marque. L’innovation devient une stratégie marketing.
Les innovations secondaires souvent futiles
Olivier Babeau pose la question des sonneries de téléphone mobile. Dans les années 2000, le business des sonneries était très dynamique. Gilles Babinet et Jean-Baptiste Rudelle, deux entrepreneurs stars de la Frenchtech ont démarré par des startups dans ce domaine.
Quand une innovation importante apparaît, elle génère rapidement des innovations secondaires qui cherchent à profiter de la vague.
Les sonneries, les coques, les supports, les perches à selfie ont tenté de surfer sur le succès des téléphones mobiles puis des smartphones. Ce sont ce que j’appelle des innovations accessoires qui étendent légèrement les possibilités de l’innovation principale.
Ces innovations accessoires sont souvent futiles et à faible valeur. Elles doivent s’adapter et suivre les évolutions de l’innovation principale. Elles sont le fait de startups qui surgissent rapidement pour disparaître souvent très vite aussi.
Les innovations secondaires qui rencontrent le succès étant souvent de faible valeur ajoutée, elles sont récupérées par des producteurs de masse dans les pays à bas coût et ne sont que très rarement des opportunités durables pour une startup en Europe.
Les plateformes génèrent des écosystèmes
Lorsque l’innovation de rupture est une plateforme, elle permet la naissance d’innovations secondaires à plus forte valeur ajoutée. Celles-ci peuvent alors prendre le pas sur l’innovation principale en étendant considérablement son champ d’usages.
Une plateforme est une innovation qui permet à d’autres acteurs de proposer leurs services souvent innovants. La plateforme est le Graal de l’innovation comme expliqué en détail dans UPI#15.
Le smartphone et son corollaire la plateforme de téléchargement d’applications constitue un très bel exemple de ce type d’innovation de rupture. En 2019, le marché mondial des smartphones s’élevait à 550 milliards de dollars avant de décroître en 2020. Le marché des applications a lui augmenté en 2020 pour atteindre 143 milliards de dollars, celui de la publicité sur mobile s’est monté à 240 milliards de dollars, et celui du M-shopping à 155 milliards de dollars2, ces trois marchés secondaires égalant donc en volume le marché principal. Les analystes pensent même que le seul marché du M-shopping va se monter à 2000 milliards de dollars en 2024 et donc passer largement devant le marché du smartphone.
Dès l’apparition d’une plateforme, tout le monde imagine que ce nouveau support sera un eldorado et cherche à en profiter. On assiste alors à la naissance d’un grand nombre de startups qui explorent toutes les idées possibles pour profiter des possibilités offertes par la plateforme.
Même si elles ne sont pas à proprement parler des plateformes, les technologies génériques de rupture offrent la même effervescence d’innovations secondaires.
On l’a vu il y a quelques années avec l’internet des objets. Tout objet devait être connecté, sans même savoir à quoi cela pouvait servir. Pour créer une startup, il suffisait de prendre un objet, de le connecter et d’imaginer un vague usage plus ou moins utile. Évidemment, la plupart n’ont pas trouvé leur marché, et l’internet des objets s’est tourné ensuite vers le marché BtoB où des applications moins futiles apparaissent.
Le même phénomène se produit en ce moment avec la blockchain ou l’intelligence artificielle, alimentant la roue des cycles d’innovation.
Apprendre en observant
Observer les mécaniques d’innovation sur les marchés phares est très utile pour comprendre les dynamiques en jeu et imaginer sa propre stratégie d’innovation.
Si l’innovation de rupture est rare et hors de portée de la plupart des entreprises, il est plus simple de surfer sur la vague de leur apparitions en apportant sa pierre à l’édifice !
En comprenant les possibilités offertes par les plateformes et les technologies génériques de rupture, chaque entreprise peut trouver comment en tirer profit en l’appliquant à son marché .
Il est cependant essentiel de réagir vite, car à chaque nouveau cycle, une course effrénée commence et les meilleures opportunités sont à prendre au début.
Innover avec succès est autant le choix d’une bonne stratégie que le produit d’une bonne idée ! Il est donc essentiel de ne pas attendre la bonne idée pour innover, mais d’observer les cycles d’innovation, choisir sa stratégie et chercher la bonne idée pour la mettre en œuvre. A vous de jouer !
Pour aller plus loin
2010-2020 vue du smartphone : une décennie d’évolutions et d’innovations
UPI#15: Amazon et les foires de Champagne, et si la plateforme était une stratégie gagnante !
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
En 2021, Laval Mayenne Technopole a 25 ans. Pour célébrer cet anniversaire, nous avons lancé un concours d’artistes sur le thème de l’innovation. Nous sélectionnerons 25 œuvres de différents arts visuels pour une exposition et la réalisation d’un livre.
Vous êtes artistes, vous connaissez des artistes que ce projet pourrait intéresser, téléchargez le dossier de participation sur ce lien.
Les réponses sont attendues pour le 14 juin 2021.