#44 Débordé mais heureux
Être débordé n'est pas une fatalité, mais un ressenti que l'on peut maîtriser
J’aime beaucoup les échanges avec les entrepreneur.e.s. La semaine dernière, j’ai participé à une séance, comme nous en organisons très régulièrement, d’échanges avec quelques entrepreneur.e.s , pour prendre le pouls, échanger entre pairs, répondre aux questions du moment.
Une question habituelle chez les entrepreneurs est à nouveau apparue. Comment gérer le sentiment d’avoir trop de choses à faire? Comment définir ses priorités? Comment être sûr de faire toujours ce qu’il faut?
La différence entre un entrepreneur qui réussit et un autre qui a des difficultés réside souvent dans la façon dont ils répondent à ces questions essentielles.
Quelques principes simples peuvent aider.
Avant de commencer
Mon dernier article sur la bienveillance semble avoir suscité pas mal d’intérêt si j’en juge vos réactions sur Linkedin et vos commentaires. C’est vrai que le sujet est passionnant bien que difficile à appliquer au quotidien.
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C’est normal d’être débordé!
Étymologiquement, débordé signifie dont on a enlevé les bords!
Dans les métiers pilotés par un process, le cadre (process) définit tout: quoi, quand et comment faire? Sur une chaine de montage, tout est minuté, chaque geste est mesuré et aucune marge de manœuvre n’est possible.
Quand les bords sont comme des remparts, il n’est pas possible d’être débordé!
Devenir entrepreneur, et en particulier dans l’innovation, c’est sortir du cadre, c’est-à-dire faire tomber les bords et donc potentiellement “être débordé”.
Être entrepreneur, c’est gérer un quotidien souvent imprévisible, prendre des décisions sans avoir tous les tenants et aboutissants, écrire une histoire à partir d’une page blanche, changer de plan pour s’adapter.
Il n’existe pas de “process de l’entrepreneur”, c’est-à-dire de recette parfaitement définie qu’il suffirait de suivre à la lettre pour réussir sa boite.
Comme il n’a pas de bords, de cadre, de process, il est normal que l’entrepreneur soit débordé dans les premières années. Bien sûr, quand le succès est là, il peut déléguer, prendre du recul et se consacrer à autre chose.
Vous êtes un.e entrepreneur.e en train de lancer votre entreprise, vous dirigez une PME, vous êtes un indépendant, vous avez le sentiment permanent d’avoir trop de choses à faire, soyez rassuré.e c’est normal. Il serait étonnant, voire inquiétant qu’il en soit autrement.
Être débordé est un ressenti
Face à la même quantité de travail, deux personnes différentes auront un ressenti différent, voire complètement opposé, en fonction de leurs caractères, de leurs expériences, de leurs capacités.
L’entrepreneur n’a pas de manager. Personne ne lui donne une liste de tâches à faire. Ce sentiment d’être débordé résulte donc de sa perception de ce qu’il pense devoir faire, de ce qu’il croit utile de faire, de ce qu’il imagine être indispensable de faire.
Factuellement et objectivement, la “to-do-list” de l’entrepreneur est très fournie. Il doit s’occuper de coordonner le développement du produit, de prospecter des clients, de rechercher des fonds, de communiquer dans les médias, de manager ses salariés, pour ne citer que quelques activités importantes.
Mais plus que la “to-do-list”, c’est l’impression que tout est prioritaire, que rien ne peut attendre, que tout est urgent, qui donne ce sentiment oppressant d’être débordé.
Le sentiment d’être débordé est accentué par le manque d’expérience qui ne permet pas de se projeter et de relativiser, par le perfectionnisme de ceux qui veulent tout faire parfaitement, par l’anxiété de ceux qui veulent tout contrôler, par la peur de ceux qui redoutent les critiques, par la pression des autres et par le manque d’argent.
Prendre conscience qu’être débordé est d’abord un ressenti avant d’être un fait, est la première étape pour sortir de ce stress toxique.
Objectiver la situation
Encore aujourd’hui j’échangeais avec une entrepreneure partageant cette difficulté à organiser son travail et celui de son équipe.
Je lui ai fait prendre conscience qu’on ne peut déléguer que ce qui est clairement identifié.
Sans “to-do-list” à jour, précise et opérationnelle, la vision du travail à faire reste floue et subjective. Il n’est pas facile de savoir ce qui prioritaire et ce qui peut être facilement délégué.
La première tâche simple pour passer du ressenti aux faits est de s’asseoir régulièrement et lister sereinement tout ce qu’il faut faire ou qu’il serait souhaitable de faire. La fréquence dépend du type d’activité et de la phase du projet, et peut varier de tous les 2 jours à une fois tous les 15 jours.
Pour ne rien oublier, il est bon de procéder par ordre et balayer les différents domaines de l’entreprise. Pour les jeunes entreprises, nous avons l’habitude de classer les choses à faire dans quatre grands domaines: produit (technologie, logistique, fournisseurs, matières premières, R&D, …), client (commercial, marketing, communication, …), équipe (management, recrutement, formation, associés, …), finance (comptabilité, dossiers d’aides, investisseurs, banque, …).
Tant qu’elle reste dans la tête, la liste est une hydre envahissante qui empêche de dormir. Elle se promène dans votre cerveau en descendant parfois dans votre ventre pour brandir son discours menaçant: “tu n’y arriveras pas”, “tu n’es pas à la hauteur”.
Quand enfin vous croyez l’avoir domptée après une nuit d’insomnie où vous avez décidé de commencer la journée par appeler le banquier, elle revient sournoise après la petit-déjeuner en vous sussurant à l’oreille: “tu ne penses pas que tu ferais mieux de finir le devis que tu devais envoyer au client il y a 3 jours”?
Une fois que la liste existe, elle devient une réalité objective, que l’on peut remettre en cause, modifier, critiquer et finalement dompter. Elle devient aussi un contremaître à qui on peut se soumettre quand l’hydre tente de réapparaitre.
Eliminer, Ranger, Prioriser, Déléguer
La liste existe! Ouf! Vous pouvez maintenant vous battre avec elle.
Il va falloir commencer par remettre chaque tâche en question et éliminer celles qui ne sont pas mortelles, si on ne les fait pas. J’exagère un peu, mais c’est quand même une bonne façon de trancher que de se poser la question par l’absurde: “que se passera-t-il si je ne fais pas cette tâche cette semaine? ce mois?, jamais?”
Ensuite bien sûr, parmi toutes celles qui restent, lesquelles sont prioritaires dans leur catégorie. Il est parfois ridicule de mettre en balance comme je l’ai fait plus haut, le fait d’appeler le banquier ou de finir un devis urgent.
Les tâches à prioriser doivent être de même nature, comparables, et il doit être facile de trancher, une fois mises côte à côte. Vaut-il mieux finir le devis de M. Martin à 1000 € ou celui de M. Durand à 100 000 €?
Souvent quand vous n’arrivez pas à trancher entre deux tâches, c’est qu’elles ne sont pas à mettre dans le même panier. Les quatre catégories mentionnées plus haut sont un bon début pour ranger toutes les tâches, et les prioriser à l’intérieur de chaque panier.
En décidant ensuite de chaque jour consacrer une part significative de votre temps à la tâche prioritaire de chacun des quatre paniers, vous êtes sûrs de ne pas laisser de côté un domaine important de votre entreprise.
Parmi les tâches suivantes de la liste, vous pouvez alors identifier des tâches à déléguer à vos salariés ou stagiaires, à vos sous-traitants ou partenaires, ou au tout début aux bonnes âmes prêtes à vous aider.
Une fois la liste et les priorités faites, il est bon de la partager avec ses associés bien sûr, mais aussi avec l’équipe. Peu importe la façon de partager (par mail, sur Slack, sur un drive, ou sur un tableau blanc dans le bureau), l’important est qu’elle puisse servir de référence et de base de départ à la séance de mise à jour suivante.
Déléguer n’est pas un gros mot
Déléguer s’apprend, et je peux comprendre qu’il ne soit pas facile de passer du statut d’étudiant ou de salarié non cadre, où on ne peut compter que sur soi, au statut de chef d’entreprise qui doit s’appuyer sur les autres.
Pas facile non plus de déléguer quand on a une vision trop précise de comment doivent être faites les choses, ou des exigences trop élevées au regard des compétences des personnes de son entourage.
Pas facile enfin de déléguer quand on pense qu’on passera plus de temps à expliquer et à contrôler qu’à faire soi-même, ou qu’on pense que la délégation coûtera plus cher que de s’y coller.
Pourtant, toutes ces difficultés apparentes se soignent, en comprenant ce qu’est la délégation et ses principes essentiels:
Déléguer c’est faire confiance. Je n’y reviens pas, j’ai déjà traité ce thème dans Un pas dans l’inconnu #11.
Déléguer c’est attendre des résultats. Si vous déléguez la gestion du compte Instagram au stagiaire sans autres précisions, vous n’aurez plus à y penser, mais c’est à peu près le seul avantage que vous en tirerez. Si par contre, vous lui expliquez l’enjeu stratégique de ce compte pour l’entreprise et que vous lui donnez l’objectif d’atteindre 10 000 followers à la fin du stage, vous avez une grande chance qu’il se défonce pour y arriver.
Déléguer, ce n’est pas piloter un robot: si vous imposez les objectifs, la façon de faire, les outils à utiliser, le planning et que vous relisez tous les emails qui sortent, alors autant le faire vous-mêmes, car vous ne trouverez personne qui fasse aussi bien que vous. Déléguer c’est donner un cap et laisser le choix de la route. Vous pouvez ajouter quelques points étapes obligatoires si la personne a peu d’expérience, mais déléguer veut dire utiliser les compétences et le pouvoir créatif d’autrui.
Déléguer, c’est dépenser juste ce qu’il faut: déléguer à un employé ou un prestataire coûte plus cher que faire soi-même si on pense que le chef d’entreprise ne coûte rien. Même quand il ne se paye pas, ce raisonnement est faux, car le coût de ce qu’il ne fait pas pendant qu’il fait ce qu’il ne devrait pas faire, peut être très élevé et se payer cher par la suite.
Déléguer s’apprend par l’expérience. Il est donc urgent de commencer tôt.
On ne grimpe pas une montagne en 3 pas
Bien sûr, il y a des tâches dans la “to-do-list”, qui vont rester au hit-parade pendant de très longs mois, tellement elles sont lourdes, importantes et difficiles.
Si “grimper l’Everest” au sens figuré, se trouve dans vos tâches, alors lisez Un pas dans l’inconnu #40, car Luc, lui l’a fait au sens propre, tout en étant chef d’entreprise.
Une tâche immense peut toujours se découper en petites tâches.
Quand j’étais jeune, je faisais beaucoup de vélo en montagne. Suivant la configuration du relief, on pouvait ou non apercevoir le sommet, lorsqu’on s’attaquait à un col. En général, je préférais ne rien voir et découvrir la route lacet après lacet. Voir le sommet si haut, si loin alors qu’on est déjà fatigué par les cols précédents, est décourageant.
En se focalisant sur le lacet suivant, on trouve la force de faire les 200 m qui nous en séparent et on remet cela une fois qu’il est franchis.
Savoir découper une très grosse tâche en tâches à échelle humaine et à échéance courte est un pré-requis de la réussite.
Prendre de la hauteur et avoir la tête dans le guidon
Quand vous êtes débordé et perdu face aux priorités, quelqu’un vous dira sans doute qu’il faut prendre de la hauteur.
Ce conseil doit être bien compris.
Je vois des entrepreneurs à qui quelqu’un a dû tellement répété qu’il fallait prendre de la hauteur, qu’ils ne redescendent jamais dans l’arêne.
Oui, il faut savoir prendre de la hauteur pour voir la situation globale. En fait, prendre de la hauteur, c’est surtout s’arrêter, se faire questionner par quelqu’un de plus expérimenté ou dont c’est le métier, et réfléchir ainsi avec un autre point de vue.
Mais ensuite, il faut retourner au charbon et foncer avec la tête dans le guidon, sans se poser de questions et en exécutant ce qui a été décidé.
Je vois trop d’entrepreneurs ou d’entrepreneures se poser des questions existentielles sur des grands choix à faire, alors qu’il faut agir.
Une décision, suivi d’une action efficace et rapide apporte souvent plus de réponses qu’une longue réflexion. Si l’action rapide prouve que la décision est mauvaise, il sera toujours temps de corriger pour se retrouver sur le bon chemin rapidement. Si on réfléchit longtemps, on pourra peut-être choisir d’entrée le bon chemin mais en ayant perdu beaucoup de temps.
Prendre de la hauteur doit se comprendre: “pour mieux foncer ensuite”. Le seul mauvais choix est souvent de ne pas choisir assez vite.
Ne pas toujours préserver l’avenir
Les gens sages disent qu’il faut préserver l’avenir.
Ceux qui me lisent depuis un moment savent que j’aime bricoler (lire Un pas dans l’inconnu #30). Pendant longtemps, j’essayais toujours de prévoir les évolutions futures de la maison que je retapais. Peut-être que telle pièce changerait un jour de destination et qu’il faudrait donc lui amener l’eau. Autant le faire tout de suite car c’est plus simple, au moment de couler une dalle, de rajouter un fourreau que de creuser une tranchée plus tard.
Tout cela part de bonnes intentions et est effectivement rationnel. Cependant l’expérience m’a montré qu’il ne se passe pratiquement jamais ce qu’on a envisagé et qu’à trop prévoir, on rajoute des surcoûts qui ne sont que de l’argent inutilement immobilisé.
Un entrepreneur brillant que j’accompagnais il y a quelques années, en prévoyant une forte croissance de sa plateforme, a voulu se doter dès le jour 1, d’une technologie de bases de données permettant de gérer des dizaines de millions d’utilisateurs. C’était bien sûr cher et en plus il y avait peu de compétences disponibles. Beaucoup d’argent a été dépensé et la version beta du site a mis longtemps à sortir. Il n’y a jamais eu plus de quelques milliers d’abonnés et la boite a rapidement fait faillite. Il eut sans doute mieux valu dépenser moins, aller plus vite et valider le marché d’abord.
Vouloir préserver l’avenir peut souvent amener à se poser beaucoup de questions, à refuser de faire des choix, jusqu’à en être perdu et ne plus savoir comment avancer. L’expérience montre que la plupart du temps, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Vivre au présent
Il y aurait encore beaucoup de conseils à donner pour aider à libérer les esprits de se sentiment d’être perdu et débordé.
Je concluerai avec un conseil évident mais pas si simple à mettre en pratique: vivre chaque instant au présent.
La sensation d’être débordé vient souvent du fait de vivre en avance et en accéléré toutes les tâches qui nous attendent. Au lieu de gentiment les laisser à leur place dans le futur, on les superpose dans le présent et elles deviennent écrasantes.
Les remords sur les ratés du passé rongent l’esprit et mobilise une énergie qu’il serait plus utile de consacrer aux tâches présentes.
Quand je finis cet article alors qu’il est déjà bien tard, si je me mets à penser à d’autres tâches urgentes que j’aurais à faire demain, mon esprit se déconcentre et je suis moins efficace et donc plus lent pour terminer mon article.
En restant dans le temps présent, concentré, et en pleine conscience de ce que je suis en train de faire, je m’extrais du passé qui me mine, je me préserve du futur qui m’inquiète et je ne garde que le plaisir instantané de faire pleinement ce que ce que je suis en train de faire.
C’est aussi une des clés du bonheur.
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