Les inclinations personnelles des entrepreneurs jouent souvent un rôle prépondérant dans la réussite ou l’échec de leur aventure.
J’ai déjà traité du perfectionnisme (UPI#89) qui rentre dans les inclinations courantes. Il en est une autre peut-être encore plus répandue et pourtant moins souvent abordée. Je veux parler de l’amour excessif de l’exhaustivité.
Il y a longtemps que je pense l’aborder, et après en avoir encore vu un bel exemple cet après-midi, je me lance pour ce dernier billet de l’année.
Avant de commencer
2023 se termine ! Avant de penser à 2024, sachons ralentir pour savourer la période des fêtes, que je vous souhaite riche et heureuse.
Je vous retrouverai le 9 janvier pour démarrer la cinquième année de cette Newsletter. En écrivant cela, je réalise que vous êtes nombreux à rester fidèles depuis tout ce temps. Je vous en remercie sincèrement.
Depuis quelques mois, la croissance de l’audience a ralenti. Pourquoi ? Toutes celles et ceux qui me parlent du contenu de cette Newsletter m’expriment leur appréciation. Donc la raison de la baisse de croissance est sans doute à chercher auprès du travail insuffisant de promotion que je fais et des évolutions des algorithmes des réseaux sociaux où il devient de plus en plus difficile d’être visible en étant sérieux.
Pour combattre les algorithmes, je compte sur vous.
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Vos avis sur les sujets abordés m’intéressent. Certains m’interpellent régulièrement et je les en remercie. Mais ils restent peu nombreux au regard du nombre d’abonnés. Je suis curieux de l’avis de chacune et chacun. N’hésitez pas à commenter les articles directement sur Substack, je vous répondrai. Merci, cela m’encouragera.
L’exhaustivité est un anglicisme du XIXème siècle, dérivé du latin quand même ! Eh oui, les anglicismes ne sont pas apparus avec la startup nation.
“Exhaust” signifie vider, épuiser une ressource.
L’exhaustivité décrit toute situation où l’ensemble des éléments ont été pris en compte, où le tour du sujet a été fait de façon complète, où aucun point n’a été laissé de côté.
Ce attitude de recherche de l’exhaustivité est présente chez nombre d’individus que nous essayerons de caractériser plus loin, et se retrouve assez souvent chez les entrepreneures et entrepreneurs.
Quel est l’impact de ce comportement sur la probabilité de réussir de ces entrepreneurs ?
Exemples d’exhaustivité
Qu’est-ce que je veux dire quand je parle des entrepreneurs confrontés au sujet de l’exhaustivité ? Voici quelques exemples pour faire comprendre ce à quoi je fais allusion.
Les entrepreneurs sont créatifs (en tous cas ceux que je côtoie dans un incubateur d’entreprises innovantes). Lorsqu’ils ont une idée de produit ou de service, celle-ci s’enrichit à vitesse grand V. Comme nous les incitons à rencontrer leur cible avant de se lancer, chaque rencontre génère son lot d’idées supplémentaires.
Très vite l’idée simple de départ est devenue touffue. Passe encore.
Vient le moment, où il faut créer le prototype, développer la V0. L’entrepreneur “exhaustif” veut alors introduire toutes ses idées, répondre à tous les besoins, vouloir toucher toutes les cibles. C’est là que commence les ennuis. Le produit devient compliqué, cher, illisible, et ne parle plus à personne en particulier, puisqu’il veut parler à tout le monde. A chaque fois qu’il essaye de suivre nos conseils de simplification, l’entrepreneur “exhaustif” a l’impression qu’on lui coupe un bras, qu’on dénature son produit, qu’il perd des clients. Il n’arrive pas à renoncer en choisissant.
Un autre comportement de l’entrepreneur “exhaustif” est son obsession à ne manquer aucune aide, aucun concours, aucune opportunité. Il a toujours l’impression de manquer une info, de passer à côté de quelque chose, d’être privé d’un dû. Certains plus excessifs que d’autres, vont jusqu’à nous accuser de ne pas leur avoir parlé de telle ou telle aide lorsqu’ils la découvrent. En réalité, ils ne sont pas éligibles et nous leur avons fait gagner du temps.
Un troisième comportement énervant de l’entrepreneur exhaustif est l’incapacité à faire un résumé. Vous leur posez une question simple, ils vous répondent pendant 10 minutes avec un flot de détails dans lequel ils vous ont perdu dès la troisième phrase.
Je pense que vous voyez ce dont je parle, même si bien sûr on pourrait donner bien d’autres exemples.
Le principe de Pareto
Le bien connu principe de Pareto qui dit que 80% des résultats sont obtenus avec 20% des efforts, ou que par exemple 80% des ventes proviennent de 20% des produits, milite drastiquement contre le souci d’exhaustivité.
Pour réussir, l’entrepreneur est soumis à beaucoup de pression. Il doit aller vite, dépenser peu, convaincre un maximum de gens. La recherche rapide du résultat le plus probant doit être un soucis de chaque instant.
Dans les premières années, l’entrepreneur qui veut réussir n’a pas le loisir de lambiner sur les 80% d’efforts qui ne lui génèreront que 20% de résultat. Il ne peut passer du temps ou investir de l’argent sur les 80% de produits qui ne lui génèreront que 20% des revenus.
Dit comme cela, il parait évident que c’est la bonne façon de faire. Il arrive pourtant régulièrement que les entrepreneurs à qui nous disons cela argumentent des heures pour nous expliquer que ce n’est pas vrai dans leur cas !
Que se cache-t-il derrière l’amour de l’exhaustivité ?
Nous avons tous, et moi le premier, nos faces cachées, nos côtés sombres, nos comportements irrationnels, nos failles et nos blessures.
Je ne suis pas là pour stigmatiser qui que ce soit, mais bien pour essayer d’aider à la prise de conscience et à la réflexion.
Être amoureux de l’exhaustivité au point d’en sacrifier la réussite de son business manifeste sans aucun doute l’existence de ressorts psychologiques ou éducatifs à la manœuvre de nos décisions. En voici quelques-uns des plus courants :
la peur de manquer : le COVID nous a amené son lot de pénurie de papier toilette ou de farine, suite aux razzias de tous ceux qui avaient peur de manquer. Était-ce le souvenir de privations passées, l’angoisse de l’avenir, la défiance vis-à-vis du système qui ont motivé ces comportements ? C’est en tous cas ces mêmes ressorts qui se cachent derrière l’entrepreneur qui passe des heures à rechercher toutes les aides possibles et à fantasmer là-dessus, plutôt que d’aller voir des clients, ou qui poursuit la moindre possibilité de business même si elle n’est objectivement pas intéressante.
le FOMO (Fear of Missing Out): cet acronyme anglicisant signifie tout simplement la peur de rater une occasion. Ce comportement est favorisé par les outils numériques et leur surdose d’informations, qui donnent l’illusion qu’à chaque instant une opportunité peut surgir. Il s’ensuit une perte de temps importante en quête de l’opportunité à ne pas manquer, et des décisions non réfléchies, uniquement dictées par l’urgence et la peur de rater une occasion qui ne se reproduira pas. Le marketing joue beaucoup sur ce ressort pour pousser les gens à l’acte d’achat avec des promotions valables sur un délai court. L’entrepreneur qui s’inscrit à tous les concours sans évaluer ses chances et l’intérêt d’y participer relève souvent de ce syndrome.
le “syndrome de l’ingénieur” : (quand je stigmatise les ingénieurs, il ne faut pas oublier que j’en suis un, et que je fais donc cela en m’y incluant) . La technologie a ce côté fascinant qui pousse souvent les ingénieurs à considérer que si c’est possible, il faut le faire. Combien de fois, en décortiquant le fonctionnement d’un appareil, découvrons-nous des fonctions dont on se demande à quoi elles servent, ou qui semblent être là pour répondre à la situation qui risque de se produire une fois sur mille. L’ingénieur est formaté pour avoir réponse à tout, résoudre tous les problèmes et trouver tout de suite une solution. Dès qu’un client mentionne un problème ou un désir d’une nouvelle fonctionnalité, l’ingénieur se trouve comme défié dans ses capacités, et il ne peut donc résister à la tentation de prouver qu’il peut répondre à la demande. En plus de satisfaire ainsi son égo, l’entrepreneur-ingénieur trouve là l’excuse de faire ce qu’il aime au lieu de faire ce qui est important.
l’incapacité à décider ou la peur de se tromper : par suite d’échecs passés, par manque d’autonomie, par peur du risque ou pour toute autre raison, il est des gens qui ne savent pas décider. Ils ont toujours besoin de plus d’infos, de plus d’arguments, de plus de simulations, de plus d’études pour être sûrs à 100% qu’ils ont bien fait le tour du sujet et qu’une surprise ne peut les mettre en défaut. De tels entrepreneurs vont passer un an à faire une étude de marché avant de se lancer, vont rencontrer 20 fournisseurs avant d’en choisir un, vont comparer 50 produits avant de choisir le meilleur rapport qualité-prix ou vont faire passer 15 entretiens et tests avant d’embaucher quelqu’un.
le perfectionnisme : il est évident que le perfectionnisme entraîne un goût pour l’exhaustivité : il faut compléter la collection, résoudre tous les problèmes, connaître toutes les fonctionnalités, aller à toutes les conférences, polir toutes les aspérités même si elles ne se voient pas. J’ai déjà longuement abordé le sujet dans UPI#89, je ne m’étends pas plus là-dessus.
“Good enough”
Il est une expression en anglais qui n’a pas exactement d’équivalent en français. “Good enough” se traduit souvent par suffisant. Mais dans “good enough” il y a d’abord “good” c’est à dire bon ou bien. On pourrait donc traduire par “assez bien”, mais il me semble qu’”assez bien” est moins positif que “good enough”. Peut-être cela vient-il du fait qu’en anglais “good” débute l’expression, alors qu’en français “bien” est derrière ?
En tous cas, “good enough” désigne des produits qui remplissent leur fonction et satisfont le client sans superflu et sans fioritures. L’archétype du “good enough” c’est IKEA qui a conquis la planète avec des produits simples et fonctionnels.
Tout entrepreneur qui se lance doit avoir l’obsession du produit “good enough”. Celui qui satisfait le client, mais ne comporte rien de superflu. C’est le meilleur optimum qu’on peut trouver entre coût de développement, satisfaction du client et pénétration du marché.
L’entrepreneur exhaustif trouvera le produit “good enough” trop pauvre et ne répondant pas vraiment aux besoins de tous les clients.
Le comportement des clients suit une distribution gaussienne. D’un côté le petit nombre des “early adopters”, ceux qui sont prêts à tester toutes les innovations, qui vont faire de nombreux retours sur le produit, au milieu la grande masse des utilisateurs ordinaires qui prennent ce qu’on leur donne et s’en contentent volontiers et à l’autre extrémité, les “extreme users” qui vont utiliser le produit en le poussant dans ses retranchements.
Le drame de l’entrepreneur exhaustif, c’est qu’à l’écoute des “early-adopters”, il fait un produit sophistiqué qui correspond aux “extreme users”, alors qu’il doit s’adresser à la grande masse des utilisateurs ordinaires.
Il est toujours étonnant de constater qu’un produit qui paraît incomplet à son créateur, est souvent totalement satisfaisant pour l’utilisateur lambda, pour peu bien sûr, que les fonctions essentielles aient été bien identifiées. C’est ce qu’on appelle un MVP (Produit Minimum Viable), la première version d’un produit vendable qui permet de vérifier l’adéquation au marché, le fameux “Product Market Fit”.
L’erreur souvent commise par les entrepreneurs exhaustifs est de penser qu’il est possible de rater le “Product Market Fit” si le produit ne comporte pas toutes les fonctionnalités. Il n’y a rien de plus faux. Le client est bien plus tolérant qu’on imagine pourvu que son problème principal soit résolu de façon évidente.
Contrôler son désir d’exhaustivité
L’exhaustivité est plutôt négative pour la réussite d’un entrepreneur, même si sur certains détails de gestion comme l’inventaire des stocks ou les check-lists de sécurité, elle est nécessaire.
Quelques clés pour contrer cette tendance à l’exhaustivité qui peut rendre le succès difficile à atteindre :
Simplifier en se plaçant dans les yeux du client (voir UPI#50)
Apprendre à décider sans avoir tous les éléments en main (voir UPI#64)
Privilégier l’action à la réflexion (voir UPI#77)
Se donner des échéances courtes pour se forcer à avancer (voir UPI#12)
Se focaliser sur la récompense du résultat plutôt que sur la récompense de la tâche accomplie (voir UPI#32)
En prenant tôt conscience du risque de l’exhaustivité, en se forçant à agir suivant les principes décrits ci-dessus, l’entrepreneur exhaustif évitera que l’exhaustivité ne le conduise à l’exhaustion.
Pour aller plus loin
Le “good enough”, une nouvelle façon de consommer ?, Emmanuel Tellier, Télérama, 25/05/2013
Why you should strive for good enough ?, Damon Brown, Conférence TEDx Toledo, 09/2028
La minute d’informations
Je me permets de partager ici des informations ou activités sans liens obligatoires avec le thème de l’article, mais dans lesquelles je suis impliqué.
West Data Festival
le plus grand évènement de l’Ouest sur la data et l’intelligence artificielle
Laval, Espace Mayenne, 12 au 14 mars 2023
L’intelligence artificielle a fait l’an dernier une irruption dans la sphère médiatique et celle des entreprises. Depuis, il ne se passe pas un jour, sans que de nouvelles applications de l’IA soient annoncées.
Tout le monde est conscient de ce bouleversement qui se profile sur le monde du travail, mais peu d’entreprises en ont encore saisi toutes les conséquences.
Le West Data Festival est conçu pour être un rendez-vous qui permet à chacun quelque soit son niveau de faire un point sur le sujet, trouver des exemples, rencontrer des experts, se poser des questions, se lancer grâce à des ateliers.
En vous inscrivant dès aujourd’hui, vous réservez un temps pour préparer l’avenir de votre entreprise. Vous ne regreterez pas cet investissement.
Mardi 12 mars : la data et l’IA dans le sport, qui est souvent beaucoup plus avancé que l’entreprise
Mercredi 13 mars : c’est la journée où l’on aborde tous les sujets, et tous les secteurs
Jeudi 14 mars : un focus sera fait sur les applications de l’IA au marketing et au commercial, mais il sera aussi question de cybersécurité et du médical.
Bonjour Christian, j'avais entendu autrefois l'expression "c'est bien assez", dans la marine. Je l'avais compris dans deux sens : c'est bien, tu en as fait assez. Ce qui suggère de ne pas s'épuiser en efforts et prioriser. Le deuxième sens : c'est bien ainsi, qui rappelle que le mieux est l'ennemi du bien.
Bonne journée.